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  • Issu d’une famille modeste du Havre, Raoul Dufy se consacre dès son adolescence aux études artistiques qui le conduisent à Paris en 1900, où s’épanouissent les charmes de la Belle Époque. La ville, qui accueille l’Exposition universelle de ce nouveau siècle, est en émoi. Tout en suivant les cours de l’École des Beaux-Arts, Dufy expose plusieurs fois : au Salon des Indépendants en 1903, puis au Salon d’Automne aux côtés des peintres fauves en 1906. C’est après la double rétrospective du Salon d’Automne de 1907 et de la galerie Bernheim-Jeune consacrée à Cézanne que Dufy adhère aux principes du maître, et tente de remettre en cause la perspective euclidienne – mise en place à la Renaissance – dans ses compositions. Mais ses toiles se vendent mal, et il se tourne alors vers la gravure sur bois de fil. En 1910, il propose à Guillaume Apollinaire d’exécuter les illustrations de son Bestiaire ou Cortège d’Orphée, recueil de poèmes publié le 11 mars 1911. Cette œuvre a une influence considérable dans la production de Dufy : elle initie chez lui un sens de la composition et du traitement tout particulier des figures qui jalonnent et habitent ses créations pour le textile et la peinture. C’est à cette période que Paul Poiret, le couturier le plus admiré et le plus représentatif de la mode des années dix, remarque le talent de Dufy et lui propose de l’aider à monter un atelier d’impression sur étoffe, qu’il finance entièrement. La « Petite Usine », comme la nomme avec amusement Dufy, ouvre en 1911. C’est le lieu le plus propice aux travaux d’expérimentation de l’artiste. Il adapte dans un premier temps les gravures du Bestiaire qu’il applique à la main sur l’étoffe. Aidé seulement par un chimiste, Édouard Zifferlin — que Poiret recrute au moment de l’ouverture de la « Petite Usine » —, Dufy acquiert la technique de la teinture localisée ; en utilisant les planches de bois gravées, il applique les couleurs sur le tissu, qu’il fixe avec des produits chimiques. Cependant, ces procédés artisanaux ne permettent pas la réalisation de longs métrages d’étoffe, ni de façonnés. Poiret et Dufy confient donc la réalisation d’échantillons à la maison de soieries lyonnaise Atuyer-Bianchini-Férier, dont une succursale a ouvert avenue de l’Opéra à Paris en 1897. Son représentant, Charles Bianchini, est conscient de l’importance pour un soyeux d’être proche de la Haute Couture parisienne pour anticiper les tendances de la mode. Ne pouvant rivaliser avec les moyens industriels que Charles Bianchini peut mettre à disposition de Dufy, Poiret est contraint de fermer la « Petite Usine ». Le peintre a décidé de s’engager avec le soyeux le 1er mars 1912, pour un contrat d’exclusivité d’une durée de trois ans. De mars 1915 à mai 1919, Dufy n’est plus employé de la fabrique, mais continue à fournir des compositions en tant que dessinateur indépendant. En 1919 un nouveau contrat est signé qui reprend dans l’ensemble les mêmes clauses que le premier. La collaboration de Dufy avec la maison de soieries ne prend fin qu’en 1928. Il s’engage à concevoir des dessins pour le textile, dont les mises au net sont soumises chaque semaine à Charles Bianchini. Les motifs retenus sont envoyés dans l’usine de la maison à Tournon, en Ardèche, pour être édités en imprimé ou en façonné. Pendant la Guerre, l’imagerie populaire dans le style des images d’Épinal imprègne les compositions de Dufy. Il conçoit ainsi des pochettes en soie, des mouchoirs mettant en scènes les Alliés, les soldats, des scènes patriotiques ; cette influence supplante à partir de 1914 celle du Bestiaire. À partir de 1919, les scènes de la vie mondaine remplacent peu à peu l’imagerie de la guerre dans l’ornementation de ses tissus. La même année, il s’installe dans son propre atelier, impasse de Guelma à Paris. Il engage un assistant pour la mise au net de ses compositions, Gabriel Fournier. En effet, Dufy prend en compte la manière dont ses projets seront ennoblis ; il fournit la mise au net et les gammes de coloris à Charles Bianchini, ce qui laisse au directeur technique de la fabrique une faible marge de d’improvisation dans la réinterprétation de ses motifs pour la mise en carte. Les relations que noue Raoul Dufy avec le monde artistique et de la mode, grâce à Poiret d’abord puis Bianchini, lui permettent de côtoyer le théâtre, les courses, les régates. Là évoluent les femmes de l’élite, les mondaines et demi-mondaines que l’artiste pare de motifs variés, et qui lui servent de sujet pour sa création. En 1913, Dufy peint une toile intitulée Le Paddock, conservée au musée d’Art moderne de la ville de Paris (inv. AMVP 2090). Sur celle-ci, deux chevaux montés par des jockeys dans l’enceinte réservée au pesage d’un champ de course sont entourés par des amateurs en costumes élégants. Cette peinture correspond à la période cézanienne de l’artiste. Il renonce alors à l’exaltation des tons de sa période fauve, et cherche à rendre une organisation structurée de l’espace par l’agencement rigoureux de formes simplifiées qui restent facilement identifiables. Cette toile sert de point de départ à la conception de notre tissu. Plusieurs petits groupes de personnages animent sa surface à dominantes rouges et jaunes. Les motifs sont séparés par de grosses roses naturalistes de la taille des personnages. Leur disposition forme des rubans sinueux dans la longueur du tissu. Autour d’une façade cubique percée d’une grande verrière et surmontée d’une balustrade, sont attablées par groupes des femmes de qualité accompagnées de messieurs en costume. Un grand cheval rouge monté par un petit jockey attire l’attention d’un personnage vêtu d’un complet en prince-de-Galles, qui se penche à l’oreille d’un lad. Dans Le Paddock, un couple formé par une dame en robe rayée, s’abritant sous une ombrelle et s’accrochant au bras d’un homme en costume de jour, observe un jockey similaire au premier, monté sur un cheval jaune. L’ensemble forme un petit cosmos mondain que Dufy dépeint avec délicatesse et humour. Dufy livre une première adaptation du Paddock en satin façonné pour la robe, édité le 15 janvier 1918. Au printemps de la même année, il confie à Gabriel Fournier le soin d’adapter la composition de ce tissu Longchamp pour un tissu d’ameublement mis en fabrication dans la technique du damas meuble le 29 novembre 1919. Entre-temps il semblerait qu’ait été produit par la maison le tissu Bagatelle ou Le Pré Catelan. Gabriel Fournier conserve alors la mise en place des principaux éléments présents sur la peinture et sur la version Longchamp — notamment les feuilles en volume —, mais il intègre deux personnages de dos : le monsieur au costume en prince-de-Galles et le petit lad ; le bâtiment, peut-être la façade du restaurant Le Pré Catelan, situé au cœur du Bois de Boulogne, ajoute un élément géométrique à cette composition foisonnante. Le nouveau tissu séduit Poiret qui l’utilise pour une robe de chambre en 1923, aujourd’hui conservée au musée de la Mode et du Costume de la Ville de Paris-Palais Galliera à Paris (inv. GAL 1986.122.2). Le couturier achète régulièrement les tissus de Dufy fabriqués par Bianchini-Férier, car il est sensible aux audaces décoratives du peintre. Le musée des Tissus conserve d’ailleurs l’exemplaire Les Fruits (inv. MT 30194), qui fut lui aussi coupé en robe de chambre par le couturier en 1924, conservée au musée de la Mode et du Costume de la Ville de Paris-Palais Galliera (inv. GAL 1985.173.4). Tout en étant singulièrement modernes, les dessins de Dufy pour Bianchini-Férier sont très redevables de la tradition lyonnaise du décor textile. Les compositions sinueuses du XVIIIe siècle doivent servir d’exemple. Celles de Philippe de Lassale notamment, qui mêlent adroitement rubans et bouquets de roses. Dufy reprend ce schéma de base avec l’ondulation de la ligne des roses qui rendent indécelables les raccords du motif. En 1908, une exposition au musée Galliera consacrée au tissus imprimés, notamment la toile de Jouy, permet de redécouvrir les œuvres de Jean-Baptiste Huet. Dufy fait sien le principe de transformer des scènes vivantes en motif pour le tissu. Quant à la rose, elle reste la principale inspiratrice de l’artiste dans sa création pour le textile. Pendant les années de la « Petite Usine » elle est surtout sphérique, schématisée. Elle est ici représentée en jeté, plus épanouie, plus naturelle. Il en a fait sa signature, à tel point que Colette en parle comme étant « la Rose de Dufy ». Les motifs qui constituent le répertoire décoratif du tissu pour l’habillement et l’ameublement sont traditionnellement issus du vocabulaire floral. Dufy modernise leur traitement, et à la manière de Watteau en son temps, il dépeint avec simplicité et finesse les plaisirs d’une société nantie et frivole. Si Charles Bianchini choisit d’éditer le motif Bagatelle, c’est qu’il reconnaît la dette que l’artiste a envers la tradition de la production séculaire lyonnaise. Il apprécie la manière dont il a su justement retranscrire sur le tissu, avec humour et fantaisie, les loisirs de ceux qui composent la majeure partie de sa clientèle. Paul Léon, dans le rapport de l’Exposition internationale de 1925, remarque l’une de des versions plus tardives de Bagatelle : « il va jusqu’à semer sur un champ de roses des chevaux de courses, des lads, des jockeys, des habitués du pesage de Longchamp, mais ces agréments, qu’il a raison de ne pas se refuser, ne sont nullement indispensables à l’effet de ses compositions. Ils se fondent dans la masse. » Présentée au Salon de la soierie à la Foire des tissus de Lyon du 5 au 17 mars 1923, cette pièce a été donnée par la maison Bianchini-Férier au musée historique des Tissus après commission du 3 mai 1923. Une lettre datée du 20 mars 1923, adressée par le président du Syndicat des Fabricants de soieries de Lyon au président de la Chambre de Commerce de la ville, stipule que la demande du musée des Tissus à recevoir en don des spécimens exposés au Salon de la Soierie a été reçue par le bureau syndical, et précise que les maisons intéressées « ne refuseront pas d’en faire don au musée ». Le directeur du musée historique, Henri d’Hennezel, a été invité à faire un choix parmi les soieries exposées, faisant entrer dans les collections du musée les premiers tissus d’après Raoul Dufy fabriqués par Bianchini-Férier. Ce premier don très important comportait dix lots, parmi lesquels se trouvaient les compositions déjà célèbres du peintre, traduites en tissu pour l’habillement ou l’ameublement : La Jungle (inv. MT 30184), le Cortège d’Orphée (MT 30187), ou encore Les Arums (MT 30196). Clémentine Marcelli (fr)
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