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| - La laize, conservée avec ses deux lisières et ses deux chefs de pièce, est un velours uni simple corps, chiné à la branche, fond sergé de 3 lie 1, chaîne, Z, par un et deux coups. Sa largeur exceptionnelle (le velours a été tissé en 15/16, c'est-à-dire presqu'une aune, soit un peu plus de cent dix centimètres) et le nombre très élevé de couleurs chinées, dix-sept au total (noir, trois tons de vert, deux tons de rouge, lie-de-vin, quatre tons de rose, deux tons de marron, beige, deux tons de jaune, plus le blanc du fond), et la complexité du dessin en font une véritable prouesse technique, en plus d'un chef-d'œuvre de la production textile lyonnaise du règne de Louis XVI.
L'étoffe a été tissée sur un métier à velours uni, au moyen de deux chaînes en soie (organsin S de deux bouts) blanche (proportion : 4 fils pièce, 1 fil poil triple ; réduction : 56 fils pièce au centimètre, 14 fils poil triples au centimètre). Le travail du chineur est exécuté sur les fils de la chaîne poil. Sur la hauteur de la chaîne poil, le dessin est calculé en fonction de l'embuvage dû au tissage du velours. La nappe de fils de chaîne poil est divisée en « branches », ou groupes de fils (ici, les branches comptent dix à douze fils), qui sont ligaturés afin de ne réserver que la partie destinée à être teinte pour former le motif, le reste du fil étant protégé de la teinture. La partie destinée à être teinte s'appelle une « prise ». On réserve autant de prises qu'il est nécessaire de faire intervenir la même couleur sur la hauteur d'une même branche. L'opération est ensuite répétée, autant de fois qu'il y a de couleurs constituant le dessin, pour chaque groupe de fils ou branche. Quand les branches ont toutes été préparées, les chaînes, pièce et poil, peuvent être montées sur le métier. Les branches de la chaîne poil sont alors montées dans l'ordre qu'impose le dessin par la juxtaposition des différentes prises, teintes dans des couleurs variées. Le tissage du velours peut alors être effectué. Il a été exécuté, ici, au moyen d'une trame de soie (assemblé sans torsion apparente de quatre bouts d’organsin S de trois bouts peu décreusés) blanche. On compte un fer (pour former les bouclons du velours qui sont ensuite coupés) pour trois coups de fond (réduction : 13-14 fers, au centimètre, à trois coups au fer). Les lisières (mesurant chacune cent quinze millimètres), tissées en sergé de 3 lie 1, chaîne, Z, par un et deux coups, comme le reste du velours, sont rayées de rouge et blanc. Les chefs de pièce sont eux aussi tissés en sergé de 3 lie 1, chaîne, Z, par un et deux coups.
Le rapport de dessin est particulièrement important, ce qui ajoute à la prouesse technique, puisqu'il mesure presque quatre-vingt-dix-huit centimètres de haut, sur la largeur totale de la laize. Il présente des guirlandes de roses et de reines marguerites, suspendues en festons, sur un fond de pampres de vigne chargés de feuilles, de vrilles et de grappes, formant des enroulements.
La largeur inhabituelle de la laize et le nombre élevé des couleurs utilisées pour le dessin permettent peut-être de reconnaître l'étoffe dans une description formulée en 1780 par Étienne Pernon (1719-1803), le père de Camille Pernon (1753-1808). Ce dernier venait de recevoir son brevet de maîtrise, le 11 novembre 1779, et il travaillait dans la maison paternelle, notamment comme agent en Russie. Il figure, en effet, dès 1780, avec le titre d'« Agent de S. M. l'Impératrice de toutes les Russies » dans l'Almanach de Lyon, titre qu'il a conservé jusqu'en 1792. Il s'est rendu en Russie dès avant 1780 et en rapporta des commandes de Catherine II. Il s'y trouvait à nouveau quand, le 29 février 1780, son père écrivit à Jules-François de Cotte au sujet des difficultés qui s'étaient élevées dans la communauté des teinturiers-chineurs dont Joseph-Benoît Richard était maître-garde. « Il est, écrit Étienne Pernon, continuellement occupé de mauvaises chicanes que lui font les maîtres teinturiers [...]. » Or, « Le Sr Richard notre chineur est occupé à chiner un velours de 17 couleurs d'une aune de large pour l'impératrice de Russie. Ce meuble nous est de la plus grande importance pour maintenir une branche de commerce dans cette partie du nord et conserver la prééminence de nos manufactures. Le Sr Richard est le seul en état de rendre ce Chef d'œuvre de nos manufactures que mon fils doit présenter à l'impératrice. Je vous demande en grâce, Monsieur, un mot de votre part pour tranquilliser mon chineur qui n'a pas de temps à perdre » (Paris, Archives nationales, ANF12762).
Étienne Pernon précise bien que Joseph-Benoît Richard est le seul capable de livrer une étoffe qui représente une telle prouesse technique. Le nombre des chineurs était alors très limité à Lyon (L'indicateur alphabétique de Lyon en 1788 n'en mentionne que six, Richard aîné et Richard cadet, tous deux établis quai de Retz, Bourdelin, Brochet, Dumont, aussi quai de Retz, et Dumas, rue Grolée). Dès la fin des années 1760, les frères Richard avaient établi à Lyon un commerce d'étoffes, spécialisé dans le chinage, quai de Retz. Joseph-Benoît (ou Benoît) Richard, dit « Richard aîné », est même considéré comme « l'inventeur du chinage » à Lyon. On lit, sous la plume de Jean-Antoine-François Ozanam, dans l'étude intitulée « Origine de la soie et des étoffes fabriquées avec cette matière » publiée dans La Revue du Lyonnais en 1836 : « En 1776, le S(ieu)r Richard, habile fabricant de notre ville, ayant reçu de l'Inde des taffetas chinés par impression, conçut l'idée de les imiter par un autre procédé qu'il inventa et ce nouveau genre d'étoffes eut une grande vogue. Bientôt, on parvint par le même moyen à exécuter des dessins réguliers et même des portraits, non seulement sur le taffetas, mais encore sur le velours. Ce genre tomba au bout de quinze ans. » L'auteur ajoute : « M. Capelin était renommé pour la solidité et la beauté de ses couleurs, surtout pour le bleu. Ce fut lui qui, avec Richard, dont nous avons parlé, trouva le moyen de teindre les chaînes de soie par parties pour fabriquer les étoffes chinées. » Joseph-Benoît Richard était maître-garde de la Communauté des teinturiers en soie, laine, coton et fil, et chineurs, en 1779-1780.
Pierre Richard, dit « cadet », ancien grenadier au régiment de Normandie pendant la guerre de Sept Ans (1757), revint à Lyon, sa patrie, en 1767, pour s'occuper de l'important atelier de chinage pour la soie établi quai de Retz. Les connaissances qu'il avait acquises en géométrie et en mécanique lui fournirent les moyens de perfectionner cet art, et bientôt l'atelier fut le plus célèbre de la fabrique lyonnaise. Il se maria en 1770 à Jeanne Gondret. Le couple n'eut qu'un enfant, Clémence Richard, qui, après avoir épousé Jean-Pierre Lortet en 1791, s'est faite connaître comme une célèbre botaniste après la Révolution. Pierre Richard était maître-garde de la Communauté des teinturiers en soie, laine, coton et fil et chineurs en 1790.
Joseph-Benoît Richard est connu pour avoir réalisé plusieurs prouesses en matière de chinage, dont le musée des Tissus conserve les exemplaires les plus remarquables, qui appartiennent pour l'essentiel aux années de la Révolution et du Directoire (inv. MT 10127, MT 1148, MT 1149, MT 2161, MT 34274.1 et MT 34274.4) puis du Consulat et de l'Empire (inv. MT 24808.1 et MT 24808.2, MT 27234, MT 34255). Sans surprise, c'est à lui qu'on peut aussi attribuer la teinture des fils de chaîne poil de cet exceptionnel meuble en velours chiné fond blanc à dessin de vignes et de guirlandes de fleurs. Le même meuble avait été commandé en novembre 1785 à Étienne Pernon, alors associé à son fils Camille Pernon sous la raison commerciale Pernon et Cie, par le Garde-Meuble de la Couronne, pour être livré en juillet 1787. Il semble qu'aucune destination précise de l'étoffe n'était alors arrêtée, mais on envisageait son emploi dans la chambre de Madame Victoire à Versailles. La facture du 15 juillet 1788, pour un montant total de cinquante-deux mille sept cent trente-six livres concerne cent quatre-vingt-dix-neuf aunes 5/8 d'étoffe pour tenture en 40 pouces de large (cent huit centimètres) et cent cinquante aunes de grande et petite bordures, à cent cinquante livre l'aune. La totalité des livraisons figure à l'inventaire du Magasin des étoffes pour 1789 et 1792. Elles n'ont donc pas été utilisées après leur livraison.
C'est seulement le 1er juin 1792 que la décision fut prise de réaliser deux ameublements identiques pour Mesdames : « Les meubles qui ont servi à Mesdames à Paris sont ceux de leur appartement de Fontainebleau. [...] Il paraît indispensable d'établir pour leurs appartements à Paris les meubles cy-après pour assurer leur service. » Le 4 juin suivant, l'ordre fut donné de délivrer au tapissier Verdin « 200 aunes de velours chiné 15/16 de large, dessin de vignes et guirlandes de roses dont il pourra rester 9 à 10 aunes » et les bordures, grande et petite, « pour le service de Mesdames aux Tuileries. » Le tapissier devait réaliser, pour Madame Adélaïde, la confection d'un meuble composé de : « 1 lit à la polonaise, bois sculpté et doré, les étoffes en velours chiné orné de bordure, frange et crête ; 4 parties de portières idem de 10 pi(ieds) 1 po(uce) de hauteur ; 8 ployants ; 2 fauteuils et leurs carreaux ; 1 écran ; 1 paravent de 4 feuilles ; 1 marchepied de 2 marches ; le tout pour être garni du d(it) velours ornés de bordures idem » ; pour Madame Victoire, de : « un lit à 4 colonnes bois sculpté et doré, les étoffes en velours chiné orné de bordure, ... ; 4 parties de portière de 9 pi(eds) de haut du d(it) velours ; 2 rideaux de 11 pi(eds) 8 po(uces) de h(aut) du d(it) velours ; 2 fauteuils et leurs carreaux ; 8 ployants ; 1 écran ; 1 paravent de 4 feuilles ; 1 marchepied, le tout pour être garni de velours idem. »
Au 25 messidor an II (14 juillet 1794), seul le meuble de Madame Adélaïde était partiellement confectionné et se trouvait en magasin. Il est mentionné dans l'État approuvé par la commission des Revenus nationaux en vendémiaire an III (septembre 1794) parmi les meubles d'étoffes mis en réquisition pour l'exportation. Il figure ensuite sur l'État estimatif des étoffes existant au Garde-Meuble dressé par le citoyen Honoré Florentin, ancien huissier priseur, expert nommé par la Commission des Revenus nationaux, en thermidor an III (août 1795) comme : « un meuble de velours chiné d'une aune de large composé d'un lit à la Polonaise en bois doré, ses étoffes drappées (sic) ornées de franges et glands de cinq couleurs [...], la tenture, portière, rideaux, sièges partie en pièce et partie en coupons assemblés pour le meuble [...] qui n'a pas été achevé [...]. » En nivôse an IV (janvier 1796), le meuble est réservé pour le Directoire : « L'on a été obligé d'employer précipitamment pour l'ameublement des Membres du Directoire des meubles déjà vieux et usés provenant d'émigrés [....]. Ce meuble très beau et bien complet fournirait de quoi disposer une autre chambre : il sera donc de la plus grande ressource. » En messidor an IV (juillet 1796), un État sommaire de la composition actuelle du Garde-Meuble signale parmi les « articles réservés pour le Directoire » « un lit à la polonaise, le bois sculpté et doré [...], les étoffes en velours de soie chiné dessin à guirlandes de fleurs et raisins [...]. Ce meuble est très beau et n'a pas encore servi. »
Sous l'Empire, le velours de la maison Pernon et Cie fut utilisé à Fontainebleau, tout d'abord en 1804 dans le Deuxième Salon de l'Appartement du pape (une bergère, quatre fauteuils, six chaises en bois sculpté doré et bronzé, couverts en velours fond blanc avec roses et vigne), puis dans la Chambre à coucher de Napoléon aux Tuileries. En 1806, Alexandre Desmazis ordonne de livrer pour la Chambre à coucher de l'Empereur des Petits Appartements de Fontainebleau « 4 lés velours chiné fond blanc dessin à courant de vigne et guirlandes de fleurs [...] provenant de 4 parties de portières rentrées de la Chambre de S. M. l'Empereur à Paris. » L'inventaire de Fontainebleau dressé en 1809 mentionne, pour les Petits Appartements de l'Empereur, rez-de-chaussée, Chambre à coucher, un lit en chaire à prêcher, un canapé, un paulmier, une bergère, quatre fauteuils, deux fauteuils, un écran, un paravent. Une annotation postérieure, non datée, mentionne : « Tout le meuble de cette pièce, qui est en velours fleurs nuées sur fond blanc, est passé, le fond est roux et l'étoffe se casse en divers endroits, il y a longtemps qu'il sert (il faisait partie du mobilier du Directoire). » Le Mobilier national ne conserve plus aucun élément de cette commande.
Le musée des Tissus conserve donc un témoignage unique, avec cette laize complète, sur laquelle figure le numéro de patron ; il conserve, en outre, un autre élément de ce meuble en velours chiné (inv. MT 2847). La Fondation Abegg, à Riggisberg, en possède également un fragment (inv. 5000 a), ainsi qu'un morceau de grande (inv. 5001) et de petite bordure (inv. 5000 b).
Maximilien Durand (fr)
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