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  • La composition des Fruits pour ce tissu façonné reprend l’une des gravures du Bestiaire ou Cortège d’Orphée, recueil de poèmes de Guillaume Apollinaire illustré par Raoul Dufy en 1911. Cette œuvre, fondamentale dans la vie du peintre, détermine une grande partie de sa carrière textile ultérieure. Certaines de ces gravures sont les premières inspirations de Dufy pour les tissus imprimés à la « Petite Usine », que Paul Poiret ouvre en 1911. Elles lui donnent une notion de la répartition équilibrée entre les pleins et les vides, particulièrement précieuse dans la conception de dessins pour le textile. La création d’étoffes à la « Petite Usine » permet à Dufy d’acquérir une maîtrise de l’impression à la planche et au peint main sur le tissu. Il créé seul, avec l’aide d’un chimiste nommé Edouard Zifferlin, que Poiret a recruté au moment de l’ouverture de l’entreprise. Dufy contrôle l’ensemble de la production depuis la conception des bois gravés, jusqu’à l’impression sur le tissu. Néanmoins, l’impossibilité de produire à la « Petite Usine » des étoffes aux ornements façonnés et des métrages imprimés importants, conduit Poiret et Dufy à faire réaliser par la maison Atuyer-Bianchini-Férier certains motifs créés en prototypes. En 1912, Charles Bianchini, ayant repéré le talent de Dufy pour les arts décoratifs, lui fait signer un contrat d’exclusivité de trois ans, à dater du 1er mars. Il lui propose dans un premier temps de réutiliser les planches du Bestiaire pour la fabrication de toiles imprimées dans son usine à Tournon. Les moyens dont dispose alors Dufy lui permettent d’accorder plus de temps à sa création, puisqu’il n’est plus obligé de surveiller toutes les étapes de la fabrication de ses étoffes. En 1919 Bianchini-Férier (la maison a changé de raison sociale à la mort de Pierre-François Atuyer le 26 décembre 1912), alors au faîte de sa gloire, décide d’ouvrir un rayon d’étoffes pour l’ameublement ; les compositions de Dufy adaptées du Bestiaire conviennent parfaitement à de larges rapports de dessin, conviant tout à la fois fruits, fleurs et animaux pour en égayer les surfaces. Les fruits décorant ce tissu dérivent directement de la transformation de la gravure de La Souris. En imaginant ce motif pour le textile, Dufy a fait disparaître l’animal qui risquait fort de déplaire à une clientèle féminine, ainsi que le citron du premier plan, traditionnellement symbole de vanité. Il le dit lui-même : « Il y a souvent pas mal de choses qui font bien et qui font encore mieux quand on les a supprimées » (Lettre de Dufy à Karjinsky, publiée dans Lettre à mon peintre, par Marcelle Oury, 1965). Édité à la fin de l’année 1919 sous la forme d’un satin damassé destiné à l’ameublement, le dessin figure une citrouille, entourée de gerbes de blé, de fraises, de trois poires et d’une grappe de raisin. Le tout est disposé comme une nature morte et l’on distingue à peine l’indication d’un monticule à l’arrière-plan. L’ensemble évoque les restes d’un pique-nique ou un tableau de nature laissée à l’état brut, la flore de ces différentes saisons symbolisant l’abondance. La composition est inscrite dans un demi-cercle formé par un oiseau de paradis au long panache de plumes, et l’arabesque d’une branche aux feuilles cordiformes, dans le pur style de Dufy. Les motifs sont disposés en quinconce dans la longueur du tissu et sont inversés à chaque registre. Une seule nuance de soie rouge permet de rendre les ombres et le volume par jeu avec le fond satin jaune en coton. Le même trait laconique caractérise la composition des Arums, dont le musée des Tissus conserve un exemplaire daté de 1920 (inv. MT 30196). « Voici des fruits et des oiseaux traités d’une façon particulièrement décorative. C’est évoqué, l’abondance de la moisson. Le jaune citron et le vert chartreuse dominent. Cette étoffe convient à une salle à manger. » Telle est la description qu’en offre le magazine Vogue (Paris) à ses lectrices, dans un article consacré aux « Tissus décoratifs de l’École française moderne », publié dans le numéro de janvier 1926. Plusieurs versions des Fruits jalonnent la production des étoffes de Dufy, depuis les années de sa collaboration avec Paul Poiret jusqu’à la fin définitive de son contrat avec Bianchini-Férier en 1928. Si Dufy choisit très tôt d’adapter La Souris pour l’impression textile, c’est qu’il ne souhaite pas reprendre textuellement les illustrations composées pour le livre — de peur d’en déposséder Apollinaire — et que celle-ci ne fait pas partie des gravures majeures du recueil. C’est néanmoins un leitmotiv de son œuvre. La nature morte réapparait à une toute autre échelle dans ses compositions peintes ou décors muraux évoquant la nature champêtre, car, comme il l’a un jour écrit, « décoration et peinture se désaltèrent à la même source ». En 1912, il est fait mention dans les archives de la maison lyonnaise d’une toile de Tournon imprimée des Fruits (réf. 1159). Beaucoup plus complet que sur l’exemplaire façonné du musée des Tissus, cette toile montre que dans un premier temps, la gravure initiale avait subi peu de modifications, hormis celles concernant la disparition de la souris et du citron. L’engouement que suscite le motif traduit l’évolution des goûts d’une époque. Jusque-là, le décor floral restait largement majoritaire. Avec Dufy, le traitement de la nature dans ses plus simples aspects devient matière à des compositions vivantes. Quand il réutilise le motif pour le façonné, il arrive à déjouer la monotonie induite par l’adaptation du dessin en tissage, en introduisant d’autres éléments, où en les transformant. L’évocation d’une nature champêtre et campagnarde, loin des mises en scène extrêmement raffinées de Philippe de Lasalle, revisitant les corbeilles de fruit de Jean-François Bony, rappelle plutôt les gravures d’imagerie populaire. L’interprétation que fait l’artiste de ces natures mortes diffère également de celles de ses contemporains comme Louis Süe et André Mare, dont les compositions pour l’ameublement traduisent en les stylisant, les motifs symétriques des tentures Empire. Produit par Bianchini-Férier en damas pour l’ameublement en 1919, Les Fruits sont réédités quelques années plus tard dans la catégorie de tissus haute nouveauté. Poiret semblait attaché à ce motif ; une photographie datée de mars 1921 représente Mme Paul Poiret à Saint-Gervais, vêtue d’une robe en velours imprimé Les Fruits d’Europe, conçu par Dufy à la « Petite Usine ». L’artiste fabriquait alors pour chaque modèle quelques mètres de tissu, car Poiret n’en utilisait guère plus. Ce dernier reprend le même motif pour la confection d’une robe de chambre en broché de laine violette, actuellement conservée au musée Galliera (inv. GAL. 1985 173.4). Sur celle-ci, la composition est strictement similaire à l’exemplaire du musée (seules les couleurs et la technique de tissage changent). Le succès du dessin ne semble pas dû uniquement à l’utilisation qu’en a faite Poiret, puisque la presse spécialisée le reproduit plusieurs fois, à partir de 1920. Henri Cluzot, conservateur au musée Galliera, lui consacre un article dans le magazine Art et décoration : « Les “Tissus modernes” de Raoul Dufy », publié en décembre 1920. L’une des planches légendée Les Fruits reproduit une « brocatelle deux tons » ; la même année, La Gazette du Bon Ton reproduit le même tissu simplement titré Brocatelle. La revue, que Bianchini-Férier finance en partie, consacre un article entier aux créations de Dufy, présentant les plus connus des modèles de brocatelle et toile de Tournon (« Toiles de Tournon, lampas, brocarts et brocatelles dessinés par Raoul Dufy exécutés par Bianchini et Férier »). Les couturiers sont aussi plus nombreux après-guerre à choisir les tissus dessinés par Dufy parmi ceux proposés par la maison, bien qu’ils ne sachent pas toujours qui en est l’auteur. Poiret en revanche sait les reconnaître, et nombreuses sont ses créations qui utilisent les plus audacieuses des compositions de Dufy, comme Le Cortège d’Orphée, édité en damas par Bianchini-Férier en 1913 et dont il tire une robe en 1919 ; Les Éléphants, un crêpe rose et or édité en 1922, qu’il façonne en manteau. Les tissus de l’artiste, par leur verve et leur coloris, conviennent à l’esprit original du couturier : « Dufy a dessiné pour moi et sculpté dans le bois des blocs tirés de son Bestiaire. Il en a fait des étoffes somptueuses, dont j’ai tiré des robes qui, j’espère, n’ont jamais été détruites. Il doit y avoir quelque part des amateurs qui conservent ces reliques » (Paul Poiret, En habillant l’Époque, 1930). Le musée des Tissus conserve une autre version des Fruits (inv. MT 30194) : présentée au Salon de la soierie à la Foire des tissus de Lyon du 5 au 17 mars 1923, cette pièce a été donnée par la maison Bianchini-Férier au musée historique des Tissus après commission du 3 mai 1923. Une lettre datée du 20 mars 1923, adressée par le président du Syndicat des Fabricants de soieries de Lyon au président de la Chambre de Commerce de la ville, stipule que la demande du musée des Tissus à recevoir en don des spécimens exposés au Salon de la Soierie a été reçue par le bureau syndical, et précise que les maisons intéressées « ne refuseront pas d’en faire don au musée ». Le directeur du musée historique, Henri d’Hennezel, a été invité à faire un choix parmi les soieries exposées, faisant ainsi entrer dans les collections les premiers tissus d’après Raoul Dufy fabriqués par Bianchini-Férier. Ce premier don très important comportait dix lots, parmi lesquels se trouvaient les compositions déjà célèbres du peintre, traduites en tissu pour l’habillement ou l’ameublement : La Jungle (inv. MT 30184)— à côté duquel étaient présentés Les Fruits lors de la Foire —, Le Cortège d’Orphée (inv. MT 30187), Longchamp (inv. MT 30192) ou Les Arums (inv. MT 30196). Clémentine Marcelli (fr)
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