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| - En 1923, Raoul Dufy est évoqué en ces termes par René Jean dans La Soierie de Lyon : « il a été un des premiers à admettre cette idée que décorer n’est pas déchoir et qu’un beau tissu peut marcher de pair avec un beau tableau ; et depuis, chaque année, sortent de son atelier des modèles justement recherchés » (dans « L’Art du tissu au Salon des artistes décorateurs », août 1923). Dans le cadre de la Fête de la Soierie, lors de la Foire de Lyon qui a lieu cette année, la maison Bianchini-Férier expose un ensemble de tissus pour l’habillement et l’ameublement. Les œuvres de Raoul Dufy sont admirées par les organisateurs et les conservateurs spécialistes du textile et de la décoration. Leur esthétique moderne, leurs coloris vifs et leurs motifs dynamiques renouvellent la décoration textile traditionnelle.
Les Arums sont présentés aux côtés d’autres tissus de Dufy que le musée historique des Tissus de Lyon a pu acquérir grâce à un don de la maison faisant suite à cette foire. Le nombre élevé des tissus du peintre exposés alors est significatif de l’importance de celui-ci dans la production lyonnaise. En effet, les maisons n’exposent jamais qu’une petite partie de leurs produits, souvent les plus significatifs et les plus fameux de leur collection. Le directeur du musée, Henri d’Hennezel, a été invité par le Syndicat des fabricants de soierie à venir faire un choix parmi les étoffes exposées, afin d’enrichir les collections de l’institution en matière de tissus modernes. Le lot de soieries fabriquées d’après les travaux de Dufy s’élevait à dix (inv. MT 30184, La Jungle ; MT 30185, Losanges de roses ; MT 30186, La chèvre du Thibet ; MT 30187, Cortège d'Orphée ; MT 30190, Les Althaeas ; MT 30192, Longchamp ; MT 30193, Pivoines ; MT 30194, Les Fruits ; et MT 30195, Panier de fleurs).
Raoul Dufy est originaire du Havre ; il suit des cours à l’École des Beaux-Arts de Paris à partir de 1900. En 1910, il rencontre Paul Poiret par l’intermédiaire de Maurice de Vlaminck, avec qui il avait exposé au Salon d’Automne de 1905. Le célèbre couturier lui présente Guillaume Apollinaire, qui prépare un recueil intitulé Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée. Dufy, dont les toiles se vendent mal à l’époque, s’est initié depuis quelque temps à la gravure sur bois de fil. Apollinaire lui propose de réaliser avec cette technique les illustrations de son recueil ; l’ouvrage paraît en mars 1911. C’est un échec commercial. Toutefois Dufy est très fier de son travail, les gravures du Bestiaire vont être fondamentales dans son œuvre textile. Leurs possibilités graphiques se trouvant réduites par la technique, elles lui enseignent la répartition des vides et des pleins pour créer des volumes et de la lumière, faisant valoir les oppositions de blanc et de noir.
À la même époque, Paul Poiret crée l’école d’art décoratif Martine dédiée à la conception de motifs pour les produits dérivés de sa maison. Séduit par le travail du Bestiaire et convaincu que le renouvellement des arts décoratifs passera par les peintres, il propose à Dufy de dessiner pour lui, et ouvre en 1911 un atelier d’impression sur étoffe situé boulevard de Clichy, à Paris. La « Petite Usine » naît ainsi de la collaboration d’un couturier visionnaire, d’un artiste tourné vers l’ornementation, et d’un chimiste nommé Édouard Zifferlin que Poiret engage au même moment.
Pour se rapprocher de la Couture et pouvoir anticiper les variations de la mode, l’entreprise lyonnaise Atuyer-Bianchini-Férier (qui change de raison sociale à la mort de Pierre-François Atuyer le 26 décembre 1912) a depuis 1897 installé une succursale de la maison à Paris. Charles Bianchini remarque le talent de Dufy alors que celui-ci travaille pour Poiret. Le couturier lui demande ponctuellement de fabriquer des échantillons d’étoffes, faute de pouvoir les réaliser avec les moyens artisanaux de la « Petite Usine ».
Signalés dans les archives par une étiquette « genre Dufy », ces motifs contrastent avec les productions contemporaines de la maison. Les collections d’Atuyer-Bianchini-Férier sont alors encore marquées par le décor floral très réaliste mis à la mode au Second Empire sous l'influence de l’impératrice Eugénie. À ce type de représentations s’ajoutent les manières médiévales et Renaissance, ainsi que les compositions végétales stylisées inspirées des initiateurs du mouvement Arts and Crafts en Angleterre.
Au cours des années dix, la mode évolue sous l’impulsion de Paul Poiret vers plus de fluidité en même temps que change la société mondaine. Les femmes, de plus en plus actives, cherchent des vêtements plus confortables, et le goût pour les étoffes légères se répand. Simultanément dans le domaine des arts décoratifs et de la mode, les motifs stylisés, à commencer par les fleurs, s’imposent de plus en plus. Pour que les soyeux s’adaptent à la demande des couturiers, il est nécessaire de faire appel à des artistes dont les recherches s’accordent à la modernité. Raoul Dufy est le premier — et restera le seul — artiste parisien indépendant engagé par la maison lyonnaise.
Le peintre signe un contrat avec le soyeux le 1er mars 1912, contraignant Paul Poiret à fermer l’atelier du boulevard de Clichy. Les relations entre les deux hommes restent cependant cordiales ; le couturier revendique d’ailleurs dans ses mémoires (En habillant l’époque, Paris, 1930) son rôle décisif dans la découverte du talent et du génie de Dufy, qui contribua au renouvellement de la création du décor textile et des arts décoratifs.
Les premières créations de Dufy pour la maison Bianchini-Férier restent très proches des recherches menées à la « Petite Usine » de Paul Poiret. En créant pour l’industrie, Dufy est contraint de se plier aux directives du soyeux qui choisit les tissus à éditer ; le peintre reçoit un salaire proportionnel au métrage d’étoffe vendu. Les impératifs commerciaux de la fabrique nécessitent d’adapter les gravures du Bestiaire, en retirant, transformant, voire supprimant certains éléments. Par ailleurs, Dufy trouve dans le motif de la fleur « qui porte(nt) naturellement les couleurs », le moyen d’exploiter son goût pour l’arabesque et le décoratif. Il la traite dans un premier temps de façon très stylisée et dans des tons variés, prolongeant les tendances du fauvisme. Les représentations des différentes espèces de fleur qu’il dispose en semis, en jeté, en bouquets sur la surface du tissu, tirent partie des contraintes techniques imposées par la gravure et les moyens artisanaux de la « Petite Usine ». Elles ont pour résultat la simplification des lignes et l’importance de la géométrie dans la construction d’un motif. Une grande diversité de fleurs compose sa création. Les arums comptent parmi ses fleurs préférées, à tel point qu’il en a orné les murs de la chambre à coucher de son appartement de l’impasse de Guelma avec un tissu imprimé. L’échantillon des Arums représente un semi d’arums, de fleurs à cinq pétales (faisant penser à des lys tigrés) et de feuilles volumineuses. Malgré l’aspect foisonnant de ce motif, ces fleurs sont disposées de façon très ordonnée, et forment une composition équilibrée. Le rapport du dessin est élevé pour permettre une compréhension plus aisée du motif une fois drapé sur le corps.
« C’est pourquoi la composition d’un dessin pour tissu ne peut être chose hâtive, expliquait Raoul Dufy. Le dessinateur, avant de donner son dessin à exécuter, doit faire une mise au point scrupuleuse ; dans un petit comme dans un grand dessin, tous les éléments doivent être organisés, très mesurés, subordonnés les uns aux autres » (cité par Dora Perez-Tibi dans Raoul Dufy, la passion des tissus, 1993). La composition des Arums est ainsi structurée par des lignes sous-jacentes. Des bandeaux horizontaux sont dessinés par l’association d’un « lys », d’un cornet d’arum et d’une large feuille stylisée. Comme souvent sur les compositions de Dufy, deux motifs similaires alternent dans le sens de la hauteur. Ainsi une feuille de fougère et trois petites feuilles stylisées sont disposées tour à tour sous les trois éléments évoqués plus haut. À ces bandeaux horizontaux s’ajoutent des lignes verticales formées par une feuille et un cornet d’arum combinés à trois feuilles granuleuses disposées en épis. Enfin, il est possible de distinguer des rubans sinueux verticaux, typiques de la production lyonnaise héritée de Philippe de Lasalle ; ils sont formés par l’alignement d’une fleur à cinq pétales, dont la tige se prolonge par la ligne d’une grosse feuille et de la feuille droite d’un arum.
Ce genre de tissu était en général utilisé pour l’habillement. Son foisonnement, les motifs utilisés ainsi que leur traitement et leur disposition dans l’espace donnaient toute sa vivacité et sa variété à la robe, que la ligne droite en vogue à l’époque rendait par ailleurs assez simple. Les Arums dérive en fait d’une gravure qui avait servi à l’impression d’un tissu en 1919, puis d’une peinture : une Composition florale (aujourd’hui dans une collection particulière), datée de 1920 environ.
La première impression sur tissu pour l’habillement des Arums a été vendue au couturier Edward Molyneux qui en fabriqua une robe d’été en 1921. Le musée des Tissus conserve également un exemplaire (inv. MT 50270.35) de ce motif imprimé pour l’ameublement, qui ressemble beaucoup à celui de la robe de Molyneux. Ce dernier tissu ainsi qu’un exemplaire façonné des Arums, édité pour la robe en 1920 ou 1924 (inv. MT 50271.6) ont tous deux été acheté par le musée lors de la vente des archives Bianchini-Férier par Christie’s en 1999. Ils témoignent de la récurrence, et donc du succès d’un tel dessin dans la production de Raoul Dufy. En comparant les exemplaires imprimés et façonnés de ce motif, on constate que Dufy a conçu un dessin plus riche, plus poussé au niveau du trait. Il correspond à un moment de l’œuvre du peintre où celui-ci abandonne peu à peu les caractéristiques du fauvisme pour une ligne plus souple. Il s’éloigne, en cela, de l’esthétique proche de la gravure qui caractérise la plupart de ses productions avant 1920.
Dufy fournissait à Charles Bianchini la mise au net de ses dessins et la gamme de coloris à employer pour les tissus qu’il donnait à réaliser. Cela lui permettait de laisser peu de marge d’improvisation au directeur technique de la fabrique au moment de la mise en carte, car il connaissant les différents façonnés de la maison et pouvait ainsi adapter son dessin. Sous l’influence de Cézanne, Dufy essaie de rendre la profondeur sans faire appel à la perspective mathématique héritée de la Renaissance. Sur ce tissu, seule l’opposition des couleurs, l’importance des « blancs » qui ressortent sur le fond « noir », permettent de rendre le volume. Ce principe est celui qui caractérise toutes les gravures du Bestiaire : l’opposition de deux tons opposés sous-tend l’ensemble de la création textile du peintre. Pendant les années vingt, le goût pour les tissus unis et les coloris vifs se développe dans la mode féminine. L’amélioration des teintures permet de développer les variations de couleur et leur accroche sur les fibres. Par ailleurs, l’apparition des fibres artificielles, dont font partie la rayonne et la fibranne (appellations autorisées jusqu’en juillet 1976, aujourd’hui le terme « viscose » les a remplacé), permet de réduire le coût de fabrication des tissus façonnés.
Couplée à l’usage de la soie, la fibranne viscose se présente comme une alternative à celle-ci particulièrement séduisante. Elle est fabriquée à partir de la cellulose contenue dans le bois. Inventée en 1884, la viscose connaît à partir des années vingt un large développement dans l’industrie textile. C’est la moins chère des fibres artificielles, et elle présente tous les avantages de la soie : son fort pouvoir absorbant et son brillant permettent de créer des tissus riches et légers à moindre coût. En 1922, les fabricants commencent à employer les fibres cellulosiques dans la chaîne, alors qu’elle était jusque là réservée à la trame et aux motifs brochés. Ceci s’explique par le fait que les fils produits étaient encore très épais, alors que les fabricants lyonnais travaillaient des fils plus fins.
Bianchini-Férier fut l’une des premières maisons lyonnaises à utiliser la fibre artificielle avec de la soie. La maison dépose en 1918 le brevet d’un crêpe chaîne Rosalba, composé de soie et d’acétate (une autre fibre cellulosique), qui a beaucoup de succès auprès de Madeleine Vionnet. Le recours aux fibres artificielles permettait ainsi de renouveler l’offre des tissus, alors que l’esthétique Art déco s’imposait définitivement à l’Exposition internationale qui consacre le mouvement à Paris en 1925.
Clémentine Marcelli (fr)
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