. . . "Lorsque Poiret engage Dufy en 1911 pour la conception de planches d\u2019impression dans son atelier parisien \u00AB La Petite Usine \u00BB, il a en t\u00EAte des \u00AB rideaux \u00E9clatants et de(s) robes d\u00E9cor\u00E9es dans le go\u00FBt de Botticelli. \u00BB Le r\u00E9pertoire d\u00E9coratif de Dufy, ses coloris, sa fa\u00E7on de repr\u00E9senter sch\u00E9matiquement certaines formes, int\u00E9ressent particuli\u00E8rement le couturier. L\u2019exp\u00E9rience de \u00AB La Petite Usine\u00BB permet \u00E0 Dufy de ma\u00EEtriser la fabrication de ses \u00E9toffes imprim\u00E9es, depuis la conception des planches grav\u00E9es jusqu\u2019au choix des colorants et des mordants n\u00E9cessaires \u00E0 la teinture. Charles Bianchini, repr\u00E9sentant de la maison de soieries lyonnaise Atuyer-Bianchini-F\u00E9rier, rep\u00E8re le talent et le potentiel de l\u2019artiste ; il l\u2019engage un an seulement apr\u00E8s l\u2019ouverture de l\u2019usine de Poiret, que le d\u00E9part de Dufy contraint \u00E0 fermer. Ce dernier signe un contrat d\u2019exclusivit\u00E9 de trois ans avec le soyeux, \u00E0 partir du 1er mars 1912. Employ\u00E9 comme artiste-d\u00E9corateur jusqu\u2019\u00E0 sa mobilisation en 1915, Dufy travaille dans les studios parisiens de la maison lyonnaise, avenue de l\u2019Op\u00E9ra. En 1919, il d\u00E9m\u00E9nage dans son propre atelier impasse de Guelma \u00E0 Paris, tout en continuant \u00E0 fournir des dessins \u00E0 Bianchini-F\u00E9rier jusqu\u2019en 1928. \nLe talent d\u00E9coratif, autant que la ma\u00EEtrise technique de l\u2019artiste en mati\u00E8re d\u2019impression sur \u00E9toffe, int\u00E9ressent Charles Bianchini. Un dialogue nouveau s\u2019inaugure entre l\u2019artiste et le fabricant, chose perdue depuis que les dessinateurs textile travaillent dans les ateliers de la capitale, loin des contraintes de cr\u00E9ation li\u00E9es \u00E0 l\u2019industrie install\u00E9e \u00E0 Lyon. Les clauses du premier contrat de Dufy lui permettent d\u2019effectuer des recherches et d\u2019exp\u00E9rimenter assez librement, tout en prenant toujours compte des contraintes techniques impos\u00E9es par la fabrique. En effet, Dufy ne fournit pas des esquisses, mais des mises au rapport de ses dessins au soyeux. Il soumet aussi une gamme de coloris, et con\u00E7oit ses compositions en fonction des textures fa\u00E7onn\u00E9es par Bianchini-F\u00E9rier. Les premi\u00E8res inspirations des textiles de Dufy sont les bois grav\u00E9s qu\u2019il a r\u00E9alis\u00E9s en 1910-1911 pour illustrer le Bestiaire ou Cort\u00E8ge d\u2019Orph\u00E9e, de Guillaume Apollinaire. Les gravures, de format carr\u00E9, sont consacr\u00E9es chacune \u00E0 un animal du bestiaire, dont fait partie l\u2019\u00E9l\u00E9phant. Sur ce taffetas fa\u00E7onn\u00E9 \u00E0 effet cr\u00EApe lanc\u00E9, l\u2019animal est repr\u00E9sent\u00E9 de face, la t\u00EAte tourn\u00E9e alternativement vers la gauche. Les m\u00EAmes traits stylis\u00E9s caract\u00E9risent la gravure, tout comme l\u2019autre composition tr\u00E8s connue de Dufy mettant en sc\u00E8ne l\u2019\u00E9l\u00E9phant, dont le mus\u00E9e des Tissus conserve un damas fa\u00E7onn\u00E9 pour l\u2019ameublement (inv. MT 30184), \u00E9dit\u00E9 en 1919. Comme sur ce dernier, le motif est dispos\u00E9 en quinconce sur toute la surface du tissu. De couleur grise, l\u2019animal se d\u00E9tache sur le fond rose orn\u00E9 de lignes sinueuses lam\u00E9es dor\u00E9es, entre lesquelles une panth\u00E8re s\u2019appr\u00EAte \u00E0 bondir sur un oiseau de paradis au long panache violet. En reprenant les animaux qui composent la gravure initiale de L\u2019\u00C9l\u00E9phant, Dufy change leur disposition dans l\u2019espace et remplace les feuillages naturalistes par des volutes et des courbes qui entourent l\u2019animal d\u2019un d\u00E9cor exub\u00E9rant, loin de sa jungle d\u2019origine. Le f\u00E9lin et l\u2019oiseau sont dissimul\u00E9s dans la composition g\u00E9n\u00E9rale, que ce soit par leur couleur qui les camoufle, ou par les lignes qui les assimilent \u00E0 des arabesques. Le m\u00EAme principe caract\u00E9rise la composition plus ancienne de La Jungle, dont le mus\u00E9e conserve un exemplaire (inv. MT 30184). Pour renouveler cette derni\u00E8re, Dufy s\u2019est manifestement inspir\u00E9 d\u2019un fa\u00E7onn\u00E9 en brocatelle du XVIIIe si\u00E8cle, provenant du Japon et conserv\u00E9 au mus\u00E9e des Tissus depuis 1904 (inv. MT 27381). Il repr\u00E9sente des \u00E9l\u00E9phants de face, la t\u00EAte alternativement tourn\u00E9e vers la gauche puis la droite, dispos\u00E9s en quinconce sur un fond brun. Les ann\u00E9es vingt marquent le triomphe de l\u2019exotisme dans le domaine des arts d\u00E9coratifs. Le r\u00E9pertoire d\u2019ornements emprunt\u00E9s au Japon s\u2019enrichit ; les dessinateurs n\u2019h\u00E9sitent pas \u00E0 s\u2019inspirer des collections des mus\u00E9es Guimet et Cernuschi, ainsi que des planches botaniques de l\u2019Encyclop\u00E9die des Arts d\u00E9coratifs de l\u2019Orient, publi\u00E9e en 1883. \nD\u00E8s 1912, Dufy interpr\u00E8te l\u2019\u00E9l\u00E9phant d\u2019Asie dans diff\u00E9rentes compositions patronn\u00E9es destin\u00E9es aux tissus fa\u00E7onn\u00E9s ou imprim\u00E9s. Il est le seul \u00E0 avoir choisi l\u2019animal comme ornement dans la p\u00E9riode d\u2019avant-guerre, mais entre 1918 et 1923, quinze tissus fa\u00E7onn\u00E9s \u00E9dit\u00E9s par Bianchini-F\u00E9rier et compos\u00E9s par diff\u00E9rents dessinateurs repr\u00E9sentent un \u00E9l\u00E9phant. La maison met par exemple en fabrication entre 1925 et 1930, une composition de Robert Bonfils repr\u00E9sentant des t\u00EAtes d\u2019\u00E9l\u00E9phant dans une jungle luxuriante (conserv\u00E9 \u00E0 Paris, aux Arts d\u00E9coratifs, mus\u00E9e de la Mode et du Textile, inv. 44019). L\u2019animal, traditionnellement per\u00E7u comme positif, symbole royal en Extr\u00EAme-Orient, est aussi consid\u00E9r\u00E9 comme immuable, cosmophore, et donc particuli\u00E8rement puissant. C\u2019est l\u2019animal exotique que Dufy a probablement le plus mis en avant dans sa production, bien qu\u2019il ne soit pratiquement jamais repr\u00E9sent\u00E9 seul. La mode des ann\u00E9es vingt \u00E9tant particuli\u00E8rement tourn\u00E9e vers les autres civilisations, en 1924 Charles Bianchini n\u2019h\u00E9site pas \u00E0 r\u00E9\u00E9diter sur une \u00E9charpe en soie imprim\u00E9e, le motif d\u2019\u00E9l\u00E9phants affront\u00E9s en bordure. \nApr\u00E8s 1920, les couturiers sont plus nombreux \u00E0 choisir les tissus de Dufy pour la cr\u00E9ation. Il faut dire que le nombre de maisons de haute couture accroit de mani\u00E8re exponentielle dans ces ann\u00E9es. Poiret reste le plus fid\u00E8le client des tissus de Dufy, qu\u2019il sait ais\u00E9ment reconnaitre parmi ceux que propose Bianchini chaque saison. En 1923, il utilise Les \u00C9l\u00E9phants pour un mod\u00E8le de manteau Doge, dont la photographie de d\u00E9p\u00F4t date du 23 ao\u00FBt 1923. Des tissus que Dufy cr\u00E9\u00E9 pour Bianchini \u00E0 partir des planches de son Bestiaire, Poiret d\u00E9clare en 1930 : \u00AB Il en a fait des \u00E9toffes somptueuses, dont j\u2019ai tir\u00E9 des robes, qui, j\u2019esp\u00E8re, n\u2019ont jamais \u00E9t\u00E9 d\u00E9truites. Il doit y avoir quelque part des amateurs qui conservent ces reliques. \u00BB \nL\u2019originalit\u00E9 de Dufy est sa fa\u00E7on de traiter quelques \u00E9l\u00E9ments r\u00E9p\u00E9titifs au sein d\u2019un ensemble constamment r\u00E9interpr\u00E9t\u00E9, sans r\u00E9p\u00E9tition aucune : \u00AB Il est d\u2019usage que chaque mod\u00E8le soit trait\u00E9 dans une s\u00E9rie de coloris diff\u00E9rents et qu\u2019il arrive parfois que l\u2019un des harmonies de couleurs, celle, \u00E9videmment qui a \u00E9t\u00E9 con\u00E7ue par l\u2019artiste lui-m\u00EAme, soit tout \u00E0 fait heureuse alors que les autres ne sont qu\u2019acceptables. Le cas ne se pr\u00E9sente pas dans les cr\u00E9ations de Dufy et chaque harmonie diff\u00E9rente, visiblement \u00E9tudi\u00E9e, constitue par elle-m\u00EAme une trouvaille \u00BB (dans Mobilier et d\u00E9coration, mai 1925, p. 27). \nSur le tissu du mus\u00E9e, les courbes qui composent le corps de l\u2019\u00E9l\u00E9phant r\u00E9pondent \u00E0 celles des volutes environnant. La surface est anim\u00E9e de sortes de petits rubans form\u00E9s par les panth\u00E8res roses, que ponctuent les \u00E9l\u00E9phants. La structure du motif, qui n\u2019est libre qu\u2019en apparence, est soigneusement construite sur les mod\u00E8les des tissus du XVIIIe si\u00E8cle, comme ceux de Philippe de Lassalle, ou Jean-Baptiste Pillement pour les toiles de Jouy. Le g\u00E9nie de Dufy r\u00E9side dans la r\u00E9interpr\u00E9tation des paniers de rose en une faune exotique bariol\u00E9e. L\u2019orientation de la recherche de nouveaux types de soieries \u00E9dit\u00E9es par Bianchini-F\u00E9rier donne aussi l\u2019occasion \u00E0 Dufy d\u2019explorer de nouvelles pistes pour ses dessins dont le rapport et l\u2019effet diff\u00E8rent selon le tissu auquel le d\u00E9cor est destin\u00E9. Il s\u2019agit surtout de nouveaux types de cr\u00EApes, dont les noms, emprunt\u00E9s au registre de la souplesse, devinrent des g\u00E9n\u00E9riques. La mode des ann\u00E9es vingt est aux \u00E9toffes l\u00E9g\u00E8res et soyeuses, l\u2019\u00E9largissement de la demande et de la concurrence poussent les soyeux \u00E0 se montrer particuli\u00E8rement innovant en mati\u00E8re d\u2019armures et de d\u00E9cors. Dufy s\u2019adapte \u00E0 ces nouvelles contraintes, comme le montre ce tissu o\u00F9 la texture de l\u2019\u00E9l\u00E9phant tire parti de l\u2019effet cr\u00EApe. \nDonn\u00E9 au mus\u00E9e historique des Tissus par la maison Bianchini-F\u00E9rier en 1926, ce tissu vient enrichir la collection d\u2019\u0153uvres d\u2019apr\u00E8s Dufy constitu\u00E9e depuis un premier don de la maison en 1923, faisant suite \u00E0 la Foire des tissus de Lyon. Dans le m\u00EAme lot se trouvait le c\u00E9l\u00E8bre tissu Coquillages (inv. MT 30374), \u00E9galement utilis\u00E9 par Poiret en 1925 pour la confection d\u2019une robe mod\u00E8le Diane, ainsi que Paris (inv. MT 30373), dont l\u2019impression du motif sur une toile de Tournon avait servi \u00E0 la d\u00E9coration de l\u2019une des p\u00E9niches du couturier \u00E0 l\u2019occasion de l\u2019Exposition internationale des Arts d\u00E9coratifs de 1925. \nCl\u00E9mentine Marcelli"@fr .