. . . "C'est au moment de la translation des reliques de saint Lazare, le 20 octobre 1146, entre l'\u00E9glise Saint-Nazaire et la nouvelle \u00E9glise construite en l'honneur du saint \u00E0 Autun que le dit \u00AB suaire de saint Lazare \u00BB\u00A0est cit\u00E9 pour la premi\u00E8re fois. Le r\u00E9cit de cette translation, rapport\u00E9 par un t\u00E9moin oculaire, indique que l'\u00E9v\u00EAque d'Autun, Humbert de Baug\u00E9, fit ouvrir le sarcophage de saint Lazare, dont les restes \u00E9taient scell\u00E9s depuis leur translation de Marseille apr\u00E8s l\u2019invasion des Sarrasins. \u00C0 l\u2019ouverture du sarcophage, on d\u00E9couvre le corps du saint non corrompu et son suaire. L'\u00E9v\u00EAque d'Autun enveloppe alors les ossements dans un serico pallio pretioso, \u00AB v\u00EAtement de soie pr\u00E9cieux \u00BB, qu'il place ensuite dans un nouveau sarcophage apr\u00E8s avoir pr\u00E9lev\u00E9 le chef et le bras droit du saint, qui retournent dans l\u2019\u00E9glise Saint-Nazaire (\u00C9tienne-Michel Faillon, Monuments in\u00E9dits sur l'apostolat de Marie-Madeleine en Provence et sur les autres ap\u00F4tres de cette contr\u00E9e, saint Lazare, saint Maximin, sainte Marthe, les saintes Marie-Jacob\u00E9 et Salom\u00E9, etc., tome I, Paris, 1848, p. 1181-1182). \nLe cercueil n\u2019a pas \u00E9t\u00E9 officiellement ouvert entre le XIIe si\u00E8cle et le XVIIIe si\u00E8cle, \u00E9poque \u00E0 laquelle des doutes sur l\u2019authenticit\u00E9 des reliques du saint poussent le clerg\u00E9 \u00E0 proc\u00E9der \u00E0 leur v\u00E9rification. Le 20 juin 1727, Antoine-Fran\u00E7ois de Bliterswick de Moncley, \u00E9v\u00EAque d\u2019Autun, fait ouvrir le caveau situ\u00E9 sous le tombeau du saint. L\u2019inscription en latin, grav\u00E9e dans le plomb, permet de s\u2019assurer de l\u2019identit\u00E9 du saint et de la date de sa translation. \u00C0 l\u2019ouverture du sarcophage, on trouve un tissu \u00AB qui \u00E9tait de soie dont le fond violet se trouvait m\u00EAl\u00E9 de diff\u00E9rentes couleurs ; enfin d'une peau de cerf, qui enveloppait les ossements de saint Lazare, \u00E0 la r\u00E9serve n\u00E9anmoins du chef, de l\u2019os d\u2019un bras et de quelques ossements peu consid\u00E9rables, qu\u2019on ne trouva point dans le cercueil. \u00BB Les reliques sont replac\u00E9es dans le cercueil de plomb quelques ann\u00E9es plus tard, le 18 juillet 1731, avec le proc\u00E8s-verbal du 20 juin 1727 et celui qu\u2019on dresse le jour m\u00EAme. Le cercueil, soigneusement scell\u00E9, fut remis dans son mausol\u00E9e (Copie des verbaux dress\u00E9s par l'ordre de Monseigneur l'illustrissime et r\u00E9v\u00E9rendissime \u00C9v\u00EAque d'Autun \u00E0 l'occasion de la d\u00E9couverte des reliques du corps de saint Lazare, Nuys, 1727). \nProfan\u00E9es en 1793, les reliques sont recueillies par des dames pieuses, rapport\u00E9es \u00E0 l\u2019\u00E9v\u00EAque d\u2019Autun,\u00A0Fran\u00E7ois de Fontanges, et authentifi\u00E9es lors d\u2019un acte \u00E9tabli le 18 ao\u00FBt 1803. Apr\u00E8s avoir examin\u00E9 les ossements, ce dernier reconna\u00EEt que \u00AB le morceau d\u2019\u00E9toffe de soie bleue joint aux ossements rapport\u00E9s par Mme Daclin, les morceaux de m\u00EAme \u00E9toffe joints \u00E0 la t\u00EAte rapport\u00E9s par Mme Mongin, et encore les morceaux de m\u00EAme \u00E9toffe, de toile, de soie rouge, d\u00E9bris d\u2019\u00E9toffe d\u2019or et d\u2019argent, rapport\u00E9s par Mme de Millery, etc., sont des lambeaux d\u2019anciens suaires de saint Lazare \u00BB (Annales de la Soci\u00E9t\u00E9 \u00E9duenne, 1858, p. 364-365). Les reliques de saint Lazare seront \u00E0 nouveau translat\u00E9es le 7 septembre 1856 par l'\u00E9v\u00EAque d'Autun,\u00A0Fr\u00E9d\u00E9ric-Gabriel-Marie-Fran\u00E7ois de Marguerye, et une commission nomm\u00E9e ad hoc proc\u00E8de \u00E0 la reconnaissance des \u00E9toffes attach\u00E9es aux reliques. Le pallio serico pretioso, d\u00E9pos\u00E9 par l'\u00E9v\u00EAque Humbert sept si\u00E8cles plus t\u00F4t, se trouvait parmi eux. \nLes observations de la commission sont rapport\u00E9es par l'abb\u00E9 D\u00E9voucoux lors d\u2019une s\u00E9ance de la Soci\u00E9t\u00E9 \u00C9duenne du 4 janvier 1857, car elles \u00AB importent \u00E0 la fois la liturgie et l'histoire de l'art \u00BB. Il pr\u00E9sente \u00E0 la Soci\u00E9t\u00E9 le tissu lui-m\u00EAme, mais \u00E9galement le manuscrit du XVe si\u00E8cle portant copie du proc\u00E8s-verbal du 20 octobre 1146, celui, original, de la translation de 1727, les proc\u00E8s-verbaux de reconnaissance de 1803 et les pi\u00E8ces de l'enqu\u00EAte faite en 1856 par l'abb\u00E9 Bouange (ibid., note 1, p. 415). L'enqu\u00EAte de 1856 et la pr\u00E9sentation du suaire l'ann\u00E9e suivante excitent la curiosit\u00E9 des savants. La m\u00EAme ann\u00E9e, Arcisse de Caumont rapporte dans le Bulletin monumental que \u00AB cet ancien tissu est un des plus importants qui nous restent en France \u00BB. Charles de Linas le commente dans plusieurs de ses publications. Il indique que le tissu, qu'il a pu observer encadr\u00E9 sous une glace, lui \u00AB a paru si curieux, qu'[il] n'a pas r\u00E9sist\u00E9 \u00E0 la tentation d'en lever un calque. \u00BB Son dessin, qu'il n'a malheureusement pas publi\u00E9, aurait reproduit le suaire \u00AB en entier \u00BB. \nLa tenue \u00E0 Autun de la quarante-deuxi\u00E8me session du Congr\u00E8s scientifique de France en 1876 renouvelle l'attention des savants sur le suaire. Les membres du Congr\u00E8s purent observer le fragment dans la sacristie de la cath\u00E9drale, et le rapport de cette visite est \u00E9tabli par Harold de Fontenay, dont on trouve une description pr\u00E9cise dans sa publication Autun et ses monuments (1889). On doit aux savants du XIXe si\u00E8cle les premi\u00E8res sp\u00E9culations sur les conditions d\u2019arriv\u00E9e du suaire en Bourgogne. Malgr\u00E9 les observations de l\u2019orientaliste Joseph-Toussaint Reinaud, qui concluent d\u00E8s les ann\u00E9es 1850 \u00E0 une provenance andalouse, l\u2019abb\u00E9 D\u00E9voucoux imagine un itin\u00E9raire fantasm\u00E9 : il y voit une \u00E9charpe ayant appartenu \u00E0 un prince arabe, rapport\u00E9e par un Crois\u00E9 et offerte par d\u00E9votion \u00E0 saint Lazare (Annales de la Soci\u00E9t\u00E9 \u00E9duenne, 1858, note 1, p. 365). C\u2019est Harold de Fontenay qui propose la provenance la plus plausible, et qui n\u2019a pas \u00E9t\u00E9 d\u00E9mentie \u00E0 ce jour : le suaire aurait fait partie du butin r\u00E9alis\u00E9 par Alphonse VI de Castille et son alli\u00E9 Abd al-Mamoun lors de la prise de Cordoue en 1077. Il serait pass\u00E9 des mains du roi catholique \u00E0 celle de son beau-fr\u00E8re, Eudes Ier de Bourgogne, lequel en aurait fait pr\u00E9sent \u00E0 l\u2019\u00E9glise Saint-Nazaire d\u2019Autun en 1094. \nLes premi\u00E8res op\u00E9rations connues de \u00AB r\u00E9paration \u00BB du suaire datent de 1904. Des courriers \u00E9chang\u00E9s durant l'\u00E9t\u00E9 1904 entre le vice-pr\u00E9sident de la Chambre de Commerce de Lyon, Auguste Isaac, et Adolphe-Louis-Albert, cardinal Perraud, \u00E9v\u00EAque d'Autun, nous informent du projet du cardinal de faire restaurer le suaire \u00AB qui mena\u00E7ait de tomber en poussi\u00E8re \u00BB par le mus\u00E9e des Tissus. Le mus\u00E9e obtient en \u00E9change de la r\u00E9paration la cession du fragment le moins bien conserv\u00E9 du tissu. Contrairement \u00E0 ce qu'\u00E0 laiss\u00E9 croire une interpr\u00E9tation erron\u00E9e du registre d'inventaire du mus\u00E9e des Tissus, cette r\u00E9paration n'a jamais \u00E9t\u00E9 r\u00E9alis\u00E9e par une certaine Mme Bellegin pour 25 francs. Le \u00AB restaurateur \u00BB est anonyme, mais on sait que \u00AB la facture comprenant la r\u00E9paration du suaire s'\u00E9lev[ait] \u00E0 200 francs \u00BB. La restauration a eu lieu au cours de l\u2019\u00E9t\u00E9 1904, et le don de l\u2019\u00E9v\u00EAque est formalis\u00E9 en novembre. Seule l\u2019observation du montage au cours des d\u00E9restaurations intervenues au cours du XXe si\u00E8cle sur les trois fragments peuvent nous renseigner sur les interventions de 1904. Tous \u00E9taient doubl\u00E9s d'un taffetas rose, compos\u00E9 de plusieurs morceaux, et fix\u00E9s \u00E0 leur support par des points grossiers en soie bleue. Le fragment d\u2019Autun, qui a \u00E9t\u00E9 remont\u00E9 dans un format\u00A0d'un m\u00E8tre soixante\u00A0de longueur et prot\u00E9g\u00E9 sous verre, est install\u00E9 \u00E0 la sacristie, puis transf\u00E9r\u00E9 au palais \u00E9piscopal par le cardinal Perraud avant 1906, puis au nouvel \u00E9v\u00EAch\u00E9 de la place Sainte-Barbe. Celui de Lyon est mont\u00E9 sur deux supports diff\u00E9rents, et le fragment le plus lacunaire sera d\u00E9coup\u00E9 \u00E0 une date inconnue et parviendra au mus\u00E9e de Cluny en 1933 par l\u2019interm\u00E9diaire de la collection Claudius C\u00F4te puis David David-Weill. La d\u00E9coupe du taffetas rose correspond parfaitement \u00E0 celle laiss\u00E9e dans l\u2019un des morceaux de Lyon. \nEn avril 1960, le professeur David Storm Rice, de l\u2019Universit\u00E9 de Londres, obtient des inspecteurs des Monuments historiques et des mus\u00E9es concern\u00E9s l\u2019autorisation d\u2019observer les diff\u00E9rents morceaux du suaire \u00E0 Paris, en pr\u00E9vision d\u2019une publication sur la chasuble de saint Thomas Becket de Fermo (David Storm Rice, \u00AB The Fermo Chasuble of St. Thomas-a-Becket \u00BB, The Illustrated London News, 1959, p. 356-358). Les remarques qu'il adresse \u00E0 l\u2019inspecteur des Monuments historiques Jacques Dupont encouragent ce dernier \u00E0 envisager la recomposition du fragment d\u2019Autun. Suivent une campagne photographique et une restauration r\u00E9alis\u00E9e par Margarita Classen-Smith en 1961-1962. Le support de taffetas rose est doubl\u00E9 par une toile, et les points de restauration r\u00E9alis\u00E9s en 1904 sont retir\u00E9s. La soie rose, qui appara\u00EEt \u00E0 travers les lacunes du suaire, est peinte \u00E0 la gouache bleue pour am\u00E9liorer la lisibilit\u00E9 du tissu. Le suaire nouvellement \u00AB restaur\u00E9 \u00BB pourra \u00EAtre pr\u00E9sent\u00E9 en 1965 \u00E0 l\u2019exposition Tr\u00E9sors des \u00E9glises de la France \u00E0 Paris. Les cons\u00E9quences d\u2019un d\u00E9g\u00E2t des eaux dans la pi\u00E8ce d'exposition du suaire et le projet concomitant d\u2019am\u00E9nagement liturgique du ch\u0153ur de la cath\u00E9drale d\u2019Autun poussent l\u2019inspectrice des Monuments historiques de l'\u00E9poque, Judith Kagan, \u00E0 demander une \u00E9tude de restauration \u00E0 C\u00E9line Wallut et Val\u00E9rie Marcelli en 1996. La restauration a consist\u00E9 \u00E0 retirer la toile et le taffetas rose de doublage, \u00E0 neutraliser le d\u00E9veloppement des moisissures et \u00E0 supprimer les points de couture disgracieux et les points de colle. Le d\u00E9collage du tissu a r\u00E9v\u00E9l\u00E9 un tr\u00E8s grand nombre de fragments \u00E9pars et superpos\u00E9s, qui donnaient jusqu'alors l\u2019illusion de l\u2019int\u00E9grit\u00E9. Les restauratrices proposent alors \u00E0 l\u2019Inspection des Monuments historiques diff\u00E9rents partis de remontage, qui tranche en faveur d'une pr\u00E9sentation verticale, qui est celle que nous observons encore aujourd'hui. Val\u00E9rie Marcelli avait \u00E9galement particip\u00E9, quelques ann\u00E9es plus t\u00F4t, \u00E0 la restauration des deux fragments de Lyon, dans le cadre d\u2019un stage qu'elle avait effectu\u00E9 au mus\u00E9e des Tissus en 1993. Jusque-l\u00E0, seul l'un des deux fragments (MT 27600.1) avait \u00E9t\u00E9 expos\u00E9 dans les collections permanentes du mus\u00E9e, et ce pendant plusieurs d\u00E9cennies. Le second (MT 27600.2), \u00E9tait rest\u00E9 dans dans les r\u00E9serves du mus\u00E9e, et ce n'est qu'en 1986 ou 1987 qu'il fut \u00E0 nouveau\u00A0mis en relation avec\u00A0le premier. Le rapprochement des deux fragments montre alors que le premier d'entre eux a beaucoup perdu de la fra\u00EEcheur de ses couleurs du fait de son exposition prolong\u00E9e. On confie \u00E0 Val\u00E9rie Marcelli la restauration et la r\u00E9union des deux morceaux. Le suaire est alors d\u00E9barrass\u00E9 de son doublage de taffetas rose, et les fragments sont dispos\u00E9s selon un format horizontal pour se conformer \u00E0 la pr\u00E9sentation encore visible \u00E0 Autun \u00E0 cette \u00E9poque. \nLe d\u00E9cor du suaire est organis\u00E9 en m\u00E9daillons lob\u00E9s de vingt-deux centim\u00E8tres de diam\u00E8tre environ, dispos\u00E9s en registres horizontaux, meubl\u00E9s alternativement par des sphinges passant ou affront\u00E9es et par des cavaliers. Des carr\u00E9s lob\u00E9s dispos\u00E9s sur la pointe, plac\u00E9s en quinconce entre les m\u00E9daillons, contiennent des aigles h\u00E9raldiques attaquant des lapins, ou des quadrup\u00E8des, que l'on devine sur le fragment de Lyon depuis la restauration de 1993. Deux d\u00E9tails \u00E9taient rest\u00E9s in\u00E9dits jusqu'\u00E0 ce jour. Sur le fragment de Lyon, la disposition des li\u00E8vres est invers\u00E9e de part et d'autre d'un carr\u00E9 o\u00F9 le motif s'apparente \u00E0 un arbre stylis\u00E9 ou \u00E0 un paon, tandis qu\u2019\u00E0 Autun, des carr\u00E9s sur la pointe plus allong\u00E9s que ceux enserrant des aigles et des lapins sont meubl\u00E9s de paons. En effet, dans la partie inf\u00E9rieure droite de la pr\u00E9sentation actuelle, on devine une t\u00EAte d'oiseau au long cou, coiff\u00E9e d'une aigrette. En outre, parmi les fragments \u00E9pars actuellement conserv\u00E9s au mus\u00E9e de Cluny \u00E0 Paris, se trouve \u00E9galement un morceau de taffetas portant la repr\u00E9sentation de l'avant-train d'un paon \u00E0 la t\u00EAte retourn\u00E9e. \u00C0 gauche du paon subsistent les traces de points de broderie dits \u00AB d'Orient \u00BB en soie rouge, qui indiquent que l'oiseau se trouvait dans un carr\u00E9 ou un losange lob\u00E9, puisque seules les bordures rectilignes des broderies sont soulign\u00E9es de ce type de point, les lobes \u00E9tant au contraire soulign\u00E9s par des points fendus. On peut donc supposer que les paons, qu'il faut chercher dans les losanges lob\u00E9s sur les marges du tissu, se tenaient tant\u00F4t la t\u00EAte vers la gauche, tant\u00F4t retourn\u00E9e vers la droite. \nActuellement, on d\u00E9nombre dix-huit cavaliers, plus ou moins lacunaires. On en voyait seulement dix-sept au XIXe si\u00E8cle, mais le parti actuel de restauration d\u2019Autun ne permet pas de d\u00E9terminer si certains des fragments pr\u00E9sent\u00E9s s\u00E9par\u00E9ment auraient pu appartenir \u00E0 un seul cavalier. Plusieurs cavaliers tiennent d\u2019une main leur oiseau de proie, de l\u2019autre l\u2019animal captur\u00E9, la plupart du temps des lapins, mais aussi des oiseaux, comme une sorte de perroquet et une grue, bien identifiable \u00E0 son long cou et ses pattes graciles. Une autre grue est perch\u00E9e sur la croupe d\u2019un des chevaux repr\u00E9sent\u00E9s sur le fragment d\u2019Autun. Les th\u00E8mes cyn\u00E9g\u00E9tiques sont tr\u00E8s courants dans le r\u00E9pertoire de l'Espagne musulmane au Moyen \u00C2ge. On en trouve sur de nombreux objets en ivoire sculpt\u00E9s pour la cour de Cordoue aux Xe et XIe si\u00E8cles. Des cavaliers fauconniers repr\u00E9sent\u00E9s sur la pyxide Davillier du Louvre (attribuable stylistiquement aux ann\u00E9es 970) ou sur un coffret conserv\u00E9 \u00E0 la cath\u00E9drale de Pampelune, et dat\u00E9 par ses inscriptions de 1004-1005, adoptent la m\u00EAme posture et le m\u00EAme accoutrement que les cavaliers fauconniers du suaire d'Autun. On y voit des sc\u00E8nes d\u2019autourserie mais \u00E9galement de chasse \u00E0 dos d\u2019\u00E9l\u00E9phant et de chasse \u00E0 courre, qu\u2019\u00E9voque peut-\u00EAtre la lance ou javeline que brandit le cavalier sur le fragment d\u2019Autun. De m\u00EAme, la repr\u00E9sentation des grues sur le suaire refl\u00E8te le go\u00FBt pour la chasse en Andalousie, car ces oiseaux, chass\u00E9s au faucon, \u00E9tait le gibier \u00E0 plumes le plus appr\u00E9ci\u00E9 en Espagne \u00E0 partir du IXe si\u00E8cle. Les sphinges sont repr\u00E9sent\u00E9es la t\u00EAte de face mais le corps de profil, la patte avant droit lev\u00E9e, la queue ramen\u00E9e au-dessus de l\u2019\u00E9chine et s\u2019achevant par un bouton de lotus. L\u2019unique repr\u00E9sentation de sphinges affront\u00E9es est conserv\u00E9e au mus\u00E9e des Tissus de Lyon. Elles sont assises sur leurs pattes arri\u00E8re, le corps de profil et la t\u00EAte de face. Le fragment est tr\u00E8s lacunaire, mais on devine le bouton de leur queue au-dessus de leurs t\u00EAtes, et leur chevelure. Seuls les restes d\u2019un ruban perl\u00E9, dans les parties inf\u00E9rieure et sup\u00E9rieure, permettent de placer ce motif dans un registre d\u2019hexalobes, et non dans un carr\u00E9 festonn\u00E9. Plusieurs \u00E9rudits du XIXe si\u00E8cle ont vu, en plus des \u00AB chim\u00E8res panach\u00E9es \u00BB ou \u00AB affront\u00E9es \u00BB, des sphinges ail\u00E9es. C\u2019est aussi la repr\u00E9sentation qui en est donn\u00E9e par le p\u00E8re Arthur Martin, dans ses M\u00E9langes d'arch\u00E9ologie. Pourtant, l\u2019observation minutieuse de tous les fragments ne laisse pas deviner ne serait-ce que le d\u00E9part d\u2019une aile sur l\u2019\u00E9paule des sphinges. Doit-on en d\u00E9duire qu\u2019il existait peut-\u00EAtre des fragments avec des sphinges ail\u00E9es, qui ont disparu au cours des multiples r\u00E9parations que le suaire a subies ? \nLe suaire de saint Lazare porte quatre inscriptions : trois se lisent sur la ceinture d'un registre de trois cavaliers du fragment du suaire conserv\u00E9 \u00E0 Autun, et la derni\u00E8re est brod\u00E9e sur le bouclier d'un cavalier du fragment lyonnais. C'est au milieu du XIXe si\u00E8cle que l'on rapporte les premi\u00E8res transcriptions et interpr\u00E9tations des inscriptions sur le suaire. L'orientaliste Joseph-Toussaint Reinaud identifie tr\u00E8s t\u00F4t l'\u00E9pith\u00E8te al-Muzaffar, qu'il attribue \u00E0 \u2018Abd al-Malik (1002-1008), second amiride et fils du c\u00E9l\u00E8bre al-Mansur. Sa lecture de l\u2019inscription int\u00E9grale n\u2019a, semble-t-il, jamais \u00E9t\u00E9 publi\u00E9e, mais les remarques du savant ont \u00E9t\u00E9 rapport\u00E9es par d\u2019autres \u00E9rudits, qui indiquent que le tissu porte deux fois l\u2019\u00E9pith\u00E8te El Modhoffer, se rapportant au \u00AB fils du c\u00E9l\u00E8bre Mohammed al-Manzour et comme lui hadjib ou ministre de l\u2019\u00E9mir [sic] de Cordoue. \u00BB L\u2019analogie avec les titulatures du coffret en ivoire conserv\u00E9 au mus\u00E9e de Navarre \u00E0 Pampelune, dat\u00E9 par ses inscriptions de 1004-1005, est \u00E9galement \u00E9tablie d\u00E8s avant la fin du XIXe si\u00E8cle (Anatole de Charmasse, \u00AB Pr\u00E9cis historique \u00BB, dans Harold de Fontenay, Autun et ses monuments, 1889, p. clj). Mais il faut attendre 1967 pour que la datation du suaire soit affermie et pr\u00E9cis\u00E9e par un article d'Eva Baer. Elle pr\u00E9cise que \u2018Abd al-Malik, qui portait le titre honorifique de Sayf al-Dawla (\u00AB \u00E9p\u00E9e de la dynastie [umayyade]\u00BB) depuis la destruction de Le\u00F3n en 1004, re\u00E7oit le laqab d\u2019Al-Muzaffar (\u00AB le Victorieux \u00BB) apr\u00E8s une glorieuse exp\u00E9dition \u00E0 Clunia contre les troupes de Sancho Garcia en 1008. Il ne conserva ce titre que quelques mois, puisqu\u2019il trouva la mort la m\u00EAme ann\u00E9e lors d\u2019une nouvelle exp\u00E9dition en Castille (Eva Baer, \u00AB The Suaire de\u00A0Saint Lazare. An Early Datable Hispano-Islamic Embroidery \u00BB, Oriental Art, New Series, XIII, n\u00B0 1, 1967, p. 1-14 et plus sp\u00E9cifiquement p. 2). Le suaire est donc pr\u00E9cis\u00E9ment dat\u00E9 de 1008. Les savants du XIXe si\u00E8cle se sont \u00E9galement int\u00E9ress\u00E9s \u00E0 la disposition des inscriptions sur le suaire. L\u2019abb\u00E9 D\u00E9voucoux, qui participe activement \u00E0 l'enqu\u00EAte de 1856, indique que les inscriptions arabes, brod\u00E9es sur la ceinture de plusieurs cavaliers, \u00AB ne se trouvent qu\u2019au bas de chacun des deux c\u00F4t\u00E9s pendant de la ceinture ou de l\u2019\u00E9charpe (c'est-\u00E0-dire le suaire). [\u2026] Ces inscriptions expriment, d\u2019un c\u00F4t\u00E9, un v\u0153u pour la prolongation de la vie du possesseur du v\u00EAtement, de l\u2019autre, des souhaits pour qu\u2019il soit victorieux et puissant par la protection d\u2019Allah \u00BB. Il poursuit : \u00AB les mots arabes Nassaraou Allaou (qu\u2019Allah le prot\u00E8ge) y sont parfaitement reconnaissables. Les id\u00E9es de force, de puissance, de victoire et de gloire sont exprim\u00E9es par les autres mots \u00BB (Annales de la Soci\u00E9t\u00E9 \u00E9duenne, 1858, p. 415 et note 1, p. 365). On comprend de la description de l\u2019abb\u00E9 D\u00E9voucoux d\u2019une part que les inscriptions se suivent sur le suaire, et, d\u2019autre part, que deux lignes d\u2019inscription se situent des deux c\u00F4t\u00E9s de ce qu\u2019il appelle alors \u00AB l\u2019\u00E9charpe. \u00BB \nLes trois cavaliers du fragment d\u2019Autun portant des inscriptions sur leurs ceintures sont situ\u00E9s sur un m\u00EAme registre. Le nom d\u2019Al-Muzaffar est lisible sur le troisi\u00E8me personnage en partant de la gauche, et les deux cavaliers pr\u00E9c\u00E9dant sur la m\u00EAme ligne portent une inscription tenue pour illisible. N\u00E9anmoins, on lit encore sur la ceinture du cavalier au centre un mot commen\u00E7ant par \uFEE8 (n) et s\u2019achevant par \uFEEA (h/\u00E9), et, sur celle du cavalier gauche, les lettres \u0622 (a) ou \uFEE0 et un \uFEEA (h/\u00E9) final. Peut-on en d\u00E9duire que ce sont les mots que le professeur Reinaud aurait d\u00E9chiffr\u00E9 avant 1857, \uFEE8\uFEBC\uFEAD\uFEE9 \uFE8D\uFEDF\uFEDF\uFEEA (Nassaraou Allaou) ? Quant \u00E0 l'inscription sur l\u2019\u00E9cu du cavalier de Lyon, elle signifierait, selon la lecture du professeur Storm Rice en 1960, Al-Muzaffar a\u2019azzahu\u2019llah (\uFE8D\uFEDF\uFEE4\uFEC7\uFED4\uFEAE \uFE83\uFECB\uFEAF\uFEE9 \uFE8D\uFEE0\uFEDF\uFEEA \u00AB puisse Dieu accroitre sa gloire \u00BB) (Eva Baer, op. cit., note 7a, p. 13), formule que l'on retrouve sur la pyxide en ivoire conserv\u00E9e dans le tr\u00E9sor de la cath\u00E9drale de Braga, mais associ\u00E9e au premier laqab du hajib. \nOn remarque par ailleurs que le cavalier de Lyon est le seul personnage \u00E0 porter un bouclier et \u00E0 brandir une \u00E9p\u00E9e, et qui plus est, \u00E0 la tenir par la lame est non par la fus\u00E9e. On est tent\u00E9 d\u2019interpr\u00E9ter l\u2019\u00E9p\u00E9e et son port inhabituel comme une allusion litt\u00E9rale au laqab que portait \u2018Abd al-Malik apr\u00E8s sa victoire sur le Le\u00F3n en 1004, Sayf al-Dawla. De plus, si l\u2019on se fie \u00E0 la trancription de Storm Rice, les v\u0153ux de gloire port\u00E9s sur son bouclier co\u00EFncideraient avec le retour triomphant de \u2018Abd al-Malik apr\u00E8s sa victoire \u00E0 Clunia. \nLes deux inscriptions correspondraient donc \u00E0 la description de l\u2019abb\u00E9 D\u00E9voucoux, \u00E0 savoir d\u2019un c\u00F4t\u00E9 des v\u0153ux appelant la protection sur le hajib, de l\u2019autre une invocation \u00E0 sa gloire. Reste que le savant avait remarqu\u00E9 que les inscriptions se trouvaient aux deux extr\u00E9mit\u00E9s du suaire. Quoiqu'il soit inutile de sp\u00E9culer sur la place des inscriptions sur le suaire au milieu du XIXe si\u00E8cle, puisque cette disposition n\u2019\u00E9tait d\u00E9j\u00E0 plus fid\u00E8le \u00E0 la composition originelle du tissu, on peut noter que les inscriptions ne pouvaient effectivement \u00EAtre toutes dispos\u00E9es sur le m\u00EAme registre puisque, pour des questions de respect du rapport de dessin, le m\u00E9daillon de Lyon portant le titre al-Muzaffar ne peut se raccorder au registre de cavaliers portant des inscriptions \u00E0 Autun. \nLe suaire a fait l'objet de plusieurs analyses quant \u00E0 sa technique de fabrication ; la plus d\u00E9taill\u00E9e \u00E9tant celle publi\u00E9e par Sophie Desrosiers en 2004, d'apr\u00E8s le fragment conserv\u00E9 au mus\u00E9e de Cluny \u00E0 Paris (Sophie Desrosiers, Mus\u00E9e national du Moyen \u00C2ge. Soieries et autres textiles de l'Antiquit\u00E9 au XVIe si\u00E8cle, Paris, 2004,\u00A0n\u00B0 62, p. 138-140). L'observation rapproch\u00E9e du suaire conserv\u00E9 au mus\u00E9e des Tissus de Lyon au mois de juin 2014 a permis de v\u00E9rifier ou de pr\u00E9ciser les caract\u00E9ristiques techniques du suaire. Le taffetas est compos\u00E9 d'une cha\u00EEne en soie de torsion Z (r\u00E9duction 50-60 fils au centim\u00E8tre), et d'une trame sans torsion appr\u00E9ciable, moins dense (r\u00E9duction 30-36 coups au centim\u00E8tre). La broderie montre une vari\u00E9t\u00E9 de points diff\u00E9rents : point couch\u00E9 pour les fils d'or et pour certains d\u00E9tails en soie rouge vif ; points de tige, points fendus pour les soies, ainsi que des points d\u2019Orient (ou de Boulogne) pour les trac\u00E9s rectilignes en soie rouge. Les fils bleus du taffetas de fond n\u2019ont pas fait l\u2019objet d\u2019analyses, mais les nuances de bleu sur deux autres textiles umayyades contemporains, un fragment de tapisserie dite \u00AB des Pyr\u00E9n\u00E9es \u00BB (Institut Valencia de Don Juan, Madrid, inv. 2071) et le voile de Hisham II (Real Academia de la Historia, Madrid, inv. 292), ont \u00E9t\u00E9 obtenues avec de l\u2019indigo. Son usage est syst\u00E9matique pour l\u2019obtention de la couleur bleue sur les soieries hispano-mauresques plus tardives, comme par exemple sur le manteau de Notre-Dame-de-la-Victoire de Thuir (Lyon, mus\u00E9e des Tissus, inv. MT 28003 ; XIIe si\u00E8cle), teinte en bleu indigo \u00E0 forte teneur en indirubine. Le bleu profond du taffetas du suaire de saint Lazare rappelle les nuances color\u00E9es de l\u2019indigo, contrairement au bleu moins satur\u00E9 obtenu avec de la gu\u00E8de. Plusieurs t\u00E9moins du XVIIIe et du XIXe si\u00E8cle d\u00E9crivent d\u2019ailleurs le suaire de couleur violac\u00E9e. Ce bleu a p\u00E2li depuis, du fait de l\u2019exposition prolong\u00E9e et de l\u2019usure du taffetas, et les fils paraissent blancs aux endroits les plus us\u00E9s, r\u00E9v\u00E9lant une impr\u00E9gnation superficielle de la couleur. Dans les zones o\u00F9 le fil de cha\u00EEne est rompu, on voit nettement que la trame n\u2019est teinte que d\u2019un c\u00F4t\u00E9, trahissant une teinture en pi\u00E8ce et non en fil, qu\u2019induit la saturation irr\u00E9guli\u00E8re du bleu sur toute la surface du taffetas. Des pr\u00E9l\u00E8vements r\u00E9alis\u00E9s sur des fils de broderie et analys\u00E9s par le Laboratoire de recherche des Monuments historiques et le C.H.L.P. ont montr\u00E9 que le rouge a \u00E9t\u00E9 obtenu \u00E0 partir d\u2019un tannin hydrolysable (ellagitanin), d\u2019extrait de bois rouge (famille Caesalpiniooideae) et de kerm\u00E8s des teinturiers. Le mordan\u00E7age a d\u00FB \u00EAtre r\u00E9alis\u00E9 avec de l\u2019alun. \nL\u2019Espagne produit et exporte de tr\u00E8s grandes quantit\u00E9s de kerm\u00E8s des teinturiers depuis l\u2019Antiquit\u00E9. Les auteurs arabes, et notamment Maqqari, mentionnent plusieurs sites de production, tels que les districts de S\u00E9ville, Labla, Saduna et Valence, et le Calendrier de Cordoue, dat\u00E9 de 961, indique qu\u2019un imp\u00F4t portait sur le kerm\u00E8s pour approvisionner les tiraz officiels. L\u2019importante production andalouse explique la pr\u00E9sence quasi-syst\u00E9matique du kerm\u00E8s des teinturiers sur les tissus hispano-mauresques. Le fil d\u2019or des broderies a \u00E9t\u00E9 obtenu \u00E0 partir de la torsion Z d\u2019une lamelle organique dor\u00E9e autour d\u2019une \u00E2me en soie beige, elle-m\u00EAme torsad\u00E9e en Z. L'emploi d'un substrat organique distingue le suaire de saint Lazare de la \u00AB tapisserie des Pyr\u00E9n\u00E9es \u00BB et l\u2019almaizar d\u2019Hisham II, qui ont tous deux des fils d\u2019or compos\u00E9s d\u2019une lamelle m\u00E9tallique tordue en Z autour d\u2019un fil de soie. En revanche, les fils d\u2019or de la tunique retrouv\u00E9e \u00E0 O\u00F1a en Espagne, et contemporaine du suaire, sont \u00E9galement des fil\u00E9s de baudruche, comme cela devient courant sur les broderies ou tissus fa\u00E7onn\u00E9s hispano-mauresques \u00E0 partir du XIIe si\u00E8cle. Le suaire de saint Lazare offrirait donc le premier jalon datable de l\u2019usage du fil de baudruche dor\u00E9 en Andalousie. \nIl est int\u00E9ressant de noter que, jamais autant qu'au XIXe si\u00E8cle la forme originelle du dit \u00AB suaire \u00BB de saint Lazare n'a \u00E9t\u00E9 aussi disput\u00E9e par la communaut\u00E9 des savants. Du Moyen \u00C2ge \u00E0 la profanation des reliques, on ne d\u00E9crit gu\u00E8re le v\u00EAtement (pallio au Moyen \u00C2ge, ou simple \u00AB tissu \u00BB au XVIIIe si\u00E8cle), et on ne le mentionne pas encore comme \u00E9tant une relique du saint, puisque l'attention des contemporains s'est d'abord int\u00E9ress\u00E9e aux ossements, qui \u00E9taient alors encore pr\u00E9sents \u00E0 Autun. Ce n'est qu'en 1803, alors que les ossements ont \u00E9t\u00E9 profan\u00E9s et dispers\u00E9s, qu'on lui pr\u00EAte le nom de \u00AB suaire \u00BB, d\u00E9nomination qui convient bien aux tissus anciens ou fragmentaires, et qui a le m\u00E9rite de forcer la d\u00E9votion du fid\u00E8le, surtout dans un contexte o\u00F9 les reliques ont perdu l\u2019autorit\u00E9 de leur authenticit\u00E9. \nLes descriptions du XIXe si\u00E8cle laissent penser que les fragments rassembl\u00E9s par Monseigneur de Fontanges au d\u00E9but du XIXe si\u00E8cle ont \u00E9t\u00E9 remont\u00E9s dans un format allong\u00E9. L\u2019abb\u00E9 D\u00E9voucoux parle d\u2019une \u00AB \u00E9charpe \u00BB ou d'une \u00AB ceinture de soie \u00BB de \u00AB plusieurs m\u00E8tres carr\u00E9s \u00BB, tandis qu\u2019Anatole de Charmasse, qui reprend \u00E0 plusieurs reprises le terme d\u2019 \u00AB \u00E9charpe \u00BB, indique qu\u2019elle mesure quatre m\u00E8tres quarante-cinq de long sur quatre-vingt-dix centim\u00E8tres de large. C\u2019est cette mention qui a pouss\u00E9 le professeur Rice \u00E0 penser que le format originel du tissu \u00E9tait sans doute beaucoup plus important que celui que nous connaissons, puisque le plus grand des fragments, celui d\u2019Autun, mesurait, en 1960, un m\u00E8tre soixante-quatre de long sur\u00A0quatre-vingt-dix centim\u00E8tres de large. En reportant les dimensions suppos\u00E9ment observ\u00E9es par Anatole de Charmasse, il en d\u00E9duit que \u00AB la pi\u00E8ce telle qu\u2019elle \u00E9tait au XVIIIe si\u00E8cle [sic] avait\u00A0quarante-cinq m\u00E9daillons mais ce n\u2019\u00E9tait qu\u2019une partie de la broderie originale \u00BB. Mais, depuis, le suaire a \u00E9t\u00E9 restaur\u00E9, les fragments superpos\u00E9s ont \u00E9t\u00E9 d\u00E9cousus et la pr\u00E9sentation actuelle, plus \u00AB arch\u00E9ologique \u00BB, lui a rendu des dimensions beaucoup plus importantes, puisqu\u2019il mesure d\u00E9sormais 2, 115 m\u00E8tres sur 0, 965 m\u00E8tre. Cependant, les mesures \u00E9voqu\u00E9es par Anatole de Charmasse restent tr\u00E8s sup\u00E9rieures \u00E0 la surface totale de la soierie telle qu\u2019elle est remont\u00E9e aujourd\u2019hui, d\u2019autant plus que le montage XIXe si\u00E8cle devait \u00EAtre plus dense qu\u2019il ne l\u2019est actuellement : les morceaux de Lyon et de Paris, pr\u00E9sent\u00E9s verticalement avant 1993, (MT 27600.1 : 0, 445 m\u00E8tre sur 0, 85 m\u00E8tre et MT 27600.2 : 0,77 m\u00E8tre sur 0,90 m\u00E8tre ; la largeur et la longueur maximales englobent le fragment de Paris) mis bout \u00E0 bout mesureraient 1, 115 m\u00E8tre sur 0, 90 m\u00E8tre, ce qui, ajout\u00E9 au fragment d\u2019Autun, repr\u00E9sente un total de 3, 230 m\u00E8tres sur 0, 90 m\u00E8tre environ. Or il est peu vraisemblable que plus d\u2019un m\u00E8tre de tissu ait disparu entre 1876 et 1904, m\u00EAme si l\u2019on sait que le tissu, manipul\u00E9 par le sacristain sans pr\u00E9cautions, \u00E9tait \u00AB en loques \u00BB, et qu\u2019il a d\u00FB subir des pertes jusqu\u2019\u00E0 sa r\u00E9paration en 1904, comme l\u2019a r\u00E9v\u00E9l\u00E9 r\u00E9cemment l\u2019apparition sur le march\u00E9 de l\u2019art d\u2019un aigle aux ailes d\u00E9ploy\u00E9es, acquis en 2007 par le Mus\u00E9e d\u2019art islamique de Doha (inv. TE.150.2007). De plus, Anatole de Charmasse ne comptait \u00E0 son \u00E9poque que dix-sept cavaliers, soit un de moins que ceux visibles aujourd\u2019hui, et il ne d\u00E9crit pas de registres iconographiques que l\u2019on ne puisse observer de nos jours, hormis des \u00AB autruches \u00BB alternant avec les aigles h\u00E9raldiques qu'il faut sans doute interpr\u00E9ter comme des paons, que nous avons pu observer r\u00E9cemment. Il est donc fort probable que les dimensions qu\u2019il rapporte sont, sinon fantaisistes, exag\u00E9r\u00E9es. \nNi les restaurations de 1904 ni celle de 1961 n\u2019ont pos\u00E9 la question de la coh\u00E9rence du montage des fragments. Celle de 1904 a contribu\u00E9 \u00E0 la dispersion des morceaux, et celle de 1960, pour le suaire d\u2019Autun, a pr\u00E9f\u00E9r\u00E9 une densit\u00E9 de montage, obtenue artificiellement par la superposition de parfois quatre \u00E9paisseurs de tissu, \u00E0 une pr\u00E9sentation arch\u00E9ologique \u00E9clat\u00E9e, qui seyait mal au statut de relique de l\u2019objet. Au mus\u00E9e des Tissus de Lyon comme \u00E0 la cath\u00E9drale d\u2019Autun, le suaire se compose de deux fragments importants, avec plusieurs m\u00E9daillons maintenus solidaires par des liaisons continues en taffetas, et d\u2019une multitude de petits fragments \u00E9pars, allant jusqu\u2019\u00E0\u00A0soixante-dix pour Autun. Tout l\u2019enjeu des remontages de 1993 et de 1996-2000 a consist\u00E9 \u00E0 savoir dans quelle configuration ces deux fragments \u00E9taient plac\u00E9s l\u2019un par rapport \u00E0 l\u2019autre ; les miettes de tissu venant compl\u00E9ter, forc\u00E9ment arbitrairement, les lacunes principales. Dans les deux cas, les hypoth\u00E8ses de remontage veillaient \u00E0 respecter une formule tacite qui veut que des cavaliers et des sphinges ne peuvent se trouver sur le m\u00EAme registre. Les \u00E9l\u00E9ments isol\u00E9s, comme le m\u00E9daillon aux sphinges affront\u00E9es, ou le cavalier \u00E0 l\u2019\u00E9cu \u00E0 Lyon, sont plus ou moins plac\u00E9s au centre de mani\u00E8re \u00E0 \u00E9voquer un axe de sym\u00E9trie. Les interrogations sur le format originel de la pi\u00E8ce ont \u00E9t\u00E9 aliment\u00E9es lorsque l\u2019on a d\u00E9couvert, en 1996, que les m\u00E9daillons portant la repr\u00E9sentation de sphinges invers\u00E9es ne devaient rien \u00E0 la fantaisie de la restauratrice, Margarita Classens-Smith, mais appartenaient \u00E0 la disposition d\u2019origine du tissu, puisque le taffetas de fond qui solidarise les deux registres t\u00EAte-b\u00EAche de m\u00E9daillons est encore sain. On a\u00A0opt\u00E9 pour une pr\u00E9sentation verticale du tissu, puisque les trois sphinges invers\u00E9es ne se trouvent que sur un seul registre. En revanche, on a h\u00E9sit\u00E9 entre placer les sphinges invers\u00E9es au sommet de la composition, ou au milieu, en disposant les deux fragments selon une sym\u00E9trie bilat\u00E9rale. De plus, les restauratrices ont \u00E9prouv\u00E9 de la peine \u00E0 savoir si plusieurs registres de cavaliers ou de sphinges pouvaient se suivre, m\u00EAme si cette disposition est absente des plus grands fragments. Finalement, la solution adopt\u00E9e est celle que l\u2019on conna\u00EEt : les m\u00E9daillons invers\u00E9s sont plac\u00E9s en partie sup\u00E9rieure et l\u2019alternance registre de cavaliers/registre de sphinges n\u2019est pas respect\u00E9e puisque trois registres de cavaliers se suivent. Les plus petits fragments sont plac\u00E9s al\u00E9atoirement, tout en respectant le sens cha\u00EEne-trame. La cha\u00EEne, plus dense que la trame, est parall\u00E8le \u00E0 lecture de la broderie, quoiqu\u2019un fragment erron\u00E9ment tenu pour \u00EAtre une lisi\u00E8re ait \u00E9t\u00E9 plac\u00E9 perpendiculairement \u00E0 ce sens sur le fragment d\u2019Autun, au sommet de la reconstitution actuelle. \u00C0 Autun, on devine sur le c\u00F4t\u00E9 droit du fragment inf\u00E9rieur une sorte de bordure, qui s\u2019ach\u00E8verait par des losanges lob\u00E9s meubl\u00E9s de paons. On retrouve ce m\u00EAme arrangement sur le bord gauche du fragment sup\u00E9rieur, mais pas sur son bord droit, qui ne co\u00EFncide de ce fait pas avec le fragment inf\u00E9rieur. Le remontage hypoth\u00E9tique doit-il privil\u00E9gier \u00E0 la pr\u00E9sentation \u00E0 plat, qui ne prend pas de r\u00E9el parti de pr\u00E9sentation (ni relique, ni v\u00EAtement) une disposition qui tienne compte de la destination initiale du tissu, lorsqu'il a \u00E9t\u00E9 confectionn\u00E9 dans les ateliers andalous ? Certains auteurs des XIXe et XXe si\u00E8cles ont propos\u00E9 d\u2019y voir une \u00E9charpe, un turban ou encore une ceinture. La taille, la complexit\u00E9 du d\u00E9cor et la pr\u00E9sence des inscriptions, difficilement lisibles si le tissu est pliss\u00E9, se pr\u00EAtent mal \u00E0 ces usages, m\u00EAme si l\u2019on conna\u00EEt des repr\u00E9sentations contemporaines de tr\u00E8s longues \u00E9charpes qui ceignent le front de cavaliers ou de courtisans. La finesse du taffetas et la fragilit\u00E9 des liaisons entre les m\u00E9daillons naturellement renforc\u00E9s par la borderie rendent peu probable un usage d'ameublement, quoique des contributions r\u00E9centes sur l'usage des tissus en Andalousie m\u00E9di\u00E9vale ont tent\u00E9 de montrer que certains textiles hispano-mauresques, similaires au suaire de saint Lazare, aient pu servir de tentes ou de pavillons (Avinoam Shalem, \u00AB The Architecture for the Body : Some Reflections on the Mobility of Textiles and the Fate of So-Called Chasuble of Saint Thomas Becket in the Cathedral of Fermo in Italy \u00BB, Dalmatia and the Mediterranean, Leyde, 2014, p. 246-267). Cette hypoth\u00E8se est notamment appuy\u00E9e sur des repr\u00E9sentations m\u00E9di\u00E9vales, chr\u00E9tiennes ou musulmanes, de tentes \u00E0 d\u00E9cor de m\u00E9daillons et d'inscriptions arabes. Cependant, il manque au suaire de saint Lazare la monumentalit\u00E9 du d\u00E9cor et la densit\u00E9 du tissu d'autres textiles, comme la chasuble de saint Thomas Becket de la cath\u00E9drale de Fermo. Les m\u00E9daillons brod\u00E9s de la chasuble sont pr\u00E8s de deux fois plus grands que ceux d'Autun, et le double samit se pr\u00EAte sans doute mieux aux tensions provoqu\u00E9es par la suspension qu'un simple taffetas. \nComme sur la chasuble de Fermo, n\u00E9anmoins, plusieurs d\u00E9tails observ\u00E9s sur le fragment de Lyon montrent des traces de confection. Au centre de la pi\u00E8ce, on remarque une couture entre deux pi\u00E8ces de taffetas, recouverte par la broderie, indiquant que la broderie aurait \u00E9t\u00E9 r\u00E9alis\u00E9e apr\u00E8s la r\u00E9union de deux morceaux du taffetas. De m\u00EAme, l\u2019inversion des sphinges ne s\u2019explique que si la broderie a \u00E9t\u00E9 r\u00E9alis\u00E9e pour une destination d\u00E9termin\u00E9e. Enfin, une fine bande de taffetas cr\u00E8me a \u00E9t\u00E9 cousue sur une soixantaine de centim\u00E8tres dans la partie inf\u00E9rieure gauche du tissu de Lyon, \u00E0 l\u2019aide de gros points r\u00E9alis\u00E9s avec un fil retors en soie jaune. Ce taffetas a \u00E9t\u00E9 rapport\u00E9 apr\u00E8s avoir \u00E9t\u00E9 lui-m\u00EAme cousu de plusieurs pi\u00E8ces, comme le laissent deviner des coutures et des sens trame-cha\u00EEne contradictoires. Le taffetas est proche de celui de couleur bleue qui constitue le fond de la broderie d\u2019Autun, mais son tissage est plus l\u00E2che (cha\u00EEne : 29-32 fils au centim\u00E8tre ; trame : 19-21 coups au centim\u00E8tre). Tous ces indices suffisent-ils pour conclure que le suaire de saint Lazare a \u00E9t\u00E9 con\u00E7u initialement comme un v\u00EAtement ? La tunique retrouv\u00E9e en 1968 dans l\u2019\u00E9glise paroissiale d\u2019O\u00F1a (Logro\u00F1o, province de Burgos) est un des tr\u00E8s rares exemples de v\u00EAtements conserv\u00E9s pour la p\u00E9riode califale en Espagne. Elle a \u00E9t\u00E9 exhum\u00E9e pr\u00E8s du s\u00E9pulcre de l'infante sainte Tigridia, fille du comte Sancho, qui fit \u00E9riger son tombeau familial \u00E0 O\u00F1a en 1017. La tunique, brod\u00E9e sur une toile de lin tr\u00E8s fine, se compose de trois fragments. Le plus grand, form\u00E9 de trois pi\u00E8ces cousues entre elles, mesure 1, 36 m\u00E8tre sur 1, 05 m\u00E8tre (manches comprises), les deux autres 45 x 75 centim\u00E8tres et 35 x 32 centim\u00E8tres. La forme g\u00E9n\u00E9rale est trap\u00E9zo\u00EFdale, et la broderie, dont le style est proche de celle du suaire de saint Lazare, est dispos\u00E9e dans la longueur de la tunique : les m\u00E9daillons \u00E9taient tourn\u00E9s de\u00A0quatre-vingt-dix degr\u00E9s\u00A0lorsque la tunique \u00E9tait port\u00E9e. Les m\u00E9daillons sur la manche rapport\u00E9e reprennent le m\u00EAme sens de lecture, mais un cartouche \u00E9pigraphi\u00E9 borde l\u2019\u00E9paule (Manuel Casamar et Juan\u00A0Zozaya, \u00AB Apuntes sobre la yuba funeraria de\u00A0la Colegiata de O\u00F1a, Burgos \u00BB, Bolet\u00EDn de Arqueolog\u00EDa Medieval, 5, 1991, p. 39-60). Cette inscription, ainsi que deux autres, ne donnent que la bismillah suivie de quelques mots de la fatiha. La tunique d\u2019O\u00F1a donne des indices sur la mani\u00E8re de confectionner un v\u00EAtement au XIe si\u00E8cle en Andalousie. Le v\u00EAtement est form\u00E9 de deux trap\u00E8zes, eux-m\u00EAmes constitu\u00E9s de plusieurs morceaux cousus, et les manches sont rapport\u00E9es par des coutures aux aisselles. L\u2019encolure est peu profonde. Les motifs ne sont pas forc\u00E9ment dispos\u00E9s dans le sens de la lecture une fois le v\u00EAtement port\u00E9, mais des inscriptions soulignent l\u2019emmanchure. Sur les ivoires contemporains, et notamment sur le coffret du mus\u00E9e de Pampelune, une bande d\u00E9corative barre les deux manches des v\u00EAtements que portent les personnages, \u00E9voquant peut-\u00EAtre des broderies ou des inscriptions, comme on le voit par ailleurs sur des c\u00E9ramiques fatimides. Les courtisans portent des tuniques \u00E0 manches longues et descendant aux chevilles. Ceux des cavaliers qui portent une tunique longue en rabattent parfois un pan dans la ceinture pour plus d\u2019aisance. D'autres chasseurs sont v\u00EAtus d'une sorte de tunique courte confectionn\u00E9e dans un tissu plus grossier que sugg\u00E8rent des petits traits grav\u00E9s et l\u2019absence de plis fins. Les multiples d\u00E9coupages, d\u00E9montages et remontages que le suaire de saint Lazare a subi perturbe beaucoup la lecture des fragments, et il semble difficile de faire des projections sur la coupe du v\u00EAtement d\u2019origine. La taille des fragments du suaire correspond \u00E0 peu pr\u00E8s \u00E0 celle d\u2019une tunique longue, si l'on se fie aux mesures de la tunique d\u2019O\u00F1a. Les inscriptions, qui se suivent sur au moins quatre-vingt-dix centim\u00E8tres sur le fragment d\u2019Autun, pouvaient \u00EAtre plac\u00E9es \u00E0 l\u2019\u00E9paule, sur les manches ou, comme le d\u00E9crit Ibn Khaldun, sur les \u00AB bords \u00BB du v\u00EAtement, privil\u00E8ge r\u00E9serv\u00E9s aux v\u00EAtements du souverain ou des courtisans ayant une charge \u00E0 la cour (Cristina Partearroyo Laacaba, \u00AB Estudio hist\u00F3rico-art\u00EDstico de los tejidos de al-Andalus y afines \u00BB, Bienes Culturales. Revista del Patrimonio Hist\u00F3rico Espa\u00F1ol, 2005, p. 37-74 et plus particuli\u00E8rement p. 47). Malheureusement, la tunique d\u2019O\u00F1a montre aussi que le sens de lecture des m\u00E9daillons peut \u00EAtre indiff\u00E9rent \u00E0 la coupe du v\u00EAtement, puisque les m\u00E9daillons sont tourn\u00E9s de\u00A0quatre-vingt-dix degr\u00E9s\u00A0par rapport au sens de lecture du v\u00EAtement port\u00E9. Mais pourquoi aurait-on brod\u00E9 le suaire de saint Lazare apr\u00E8s confection, selon un sch\u00E9ma complexe montrant des ruptures de sym\u00E9trie (axe v\u00E9g\u00E9tal et sphinges affront\u00E9es de Lyon, li\u00E8vres passants rempla\u00E7ant les aigles attaquant les lapins) et des inversions de sens de lecture, pour r\u00E9aliser un v\u00EAtement selon une disposition al\u00E9atoire des motifs ? Les questions portant sur la disposition du d\u00E9cor et l'usage initial du suaire de saint Lazare se posent \u00E9galement pour les tissus qui forment un m\u00EAme corpus. Parmi eux, l'un des plus c\u00E9l\u00E8bres est sans doute la chasuble de saint Thomas Becket, conserv\u00E9e \u00E0 la cath\u00E9drale de Fermo, qui avait attir\u00E9 l'attention du professeur David Storm Rice\u00A0apr\u00E8s \u00E0 sa restauration dans les ann\u00E9es 1950. Suite \u00E0 la parution de son article, Rice avait pu obtenir de voir les diff\u00E9rents fragments du suaire de saint Lazare \u00E0 Paris, mais ses observations n'ont pas donn\u00E9 lieu \u00E0 une nouvelle publication. Comme sur la chasuble de saint Thomas Becket, on retrouve sur la tunique d\u00E9couverte \u00E0 O\u00F1a le m\u00EAme bestiaire que sur le suaire de saint Lazare, dispos\u00E9 dans des m\u00E9daillons circulaires alternant avec des cartouches \u00E9toil\u00E9s et des carr\u00E9s lob\u00E9s sur la pointe. Cette tunique est en soie brod\u00E9e sur lin \u00E9cru, tandis que la chasuble de Fermo serait un samit brod\u00E9 de soie. Or, la palette color\u00E9e des fils de broderie de San Fermo comme du lin \u00E0 O\u00F1a, ainsi que l'iconographie de la tunique d'O\u00F1a sont tr\u00E8s proches de ceux que l'on retrouve sur un groupe de textiles irakiens ou iraniens du Xe et XIe si\u00E8cle, appel\u00E9s mulham du fait de l'emploi d'une cha\u00EEne en lin et d'une trame en soie. Or les cours de Cordoue et de Bagdad ont entretenu des contacts tr\u00E8s \u00E9troits, comme l'illustre notamment le c\u00E9l\u00E8bre Ziryab, musicien exil\u00E9 de la cour abbasside et r\u00E9fugi\u00E9 en Al-Andalus apr\u00E8s 821. Il contribua \u00E0 modifier l'\u00E9tiquette sous le r\u00E8gne d'Abd al-Rahman III, en introduisant le port de tuniques en soie color\u00E9e (jubba), de robes \u00E0 larges manches, \u00E9galement appel\u00E9es mulham, dont on conserve encore des exemples, ou des v\u00EAtements import\u00E9s de la ville de Merv en Iran, r\u00E9put\u00E9e pour son art du tissage. C'est d'ailleurs sous le r\u00E8gne du premier calife umayyade que l'industrie textile prit un remarquable essor en Espagne et que le dar al-tiraz (manufacture royale) fut cr\u00E9\u00E9. Le calife y faisait tisser ou broder des tissus \u00E0 son nom, parfois sur des tissus import\u00E9s. Dans le Muqtabis, Ibn Hayyan (987-1076) rapporte qu'Abd al-Rahman III fait offrir des tissus import\u00E9s ('ubayd\u00EE), brod\u00E9s dans le tiraz califal au nom du destinataire, \u00AB comme cela ne pouvait se faire dans les manufactures abbassides \u00BB (Manuel Casamar et Juan\u00A0Zozaya, op. cit., p. 40). \nLe suaire de saint Lazare, qui porte le titre d'un g\u00E9n\u00E9ral amiride, a probablement \u00E9t\u00E9 brod\u00E9 en Espagne. Mais la disposition des motifs, le r\u00E9pertoire iconographique jusque dans la reproduction de certains d\u00E9tails \u2013 comme par exemple la disposition des sphinges, queue relev\u00E9e, et le recours \u00E0 un fil de couleur contrastante pour souligner le contour de la cuisse \u2013 trahissent une parent\u00E9 \u00E9vidente avec les soieries et les mulham \u00AB buyides \u00BB. Seule la palette des fils utilis\u00E9s pour le taffetas et la broderie du suaire de saint Lazare, tr\u00E8s color\u00E9e, ne correspond pas \u00E0 celle que l'on retrouve dans ces tissus moyen-orientaux. Faut-il y voir une jubba, v\u00EAtement l\u00E9ger et bariol\u00E9, dont le port \u00E9tait indiqu\u00E9 en \u00E9t\u00E9, contrairement aux v\u00EAtements recommand\u00E9s pour l'automne, moins chatoyants et plus \u00E9pais, parfois en lin (comme la tunique d'O\u00F1a) ? Car les couleurs du suaire d'Autun se retrouvent sur d'autres supports que le textile pour l'Espagne umayyade. La plaquette d\u2019un coffret en ivoire conserv\u00E9 au Metropolitan Museum de New York\u00A0porte des traces de vert et de rouge sur le feuillage, de bleu sur l\u2019une des fleurs et de vert sur la queue d\u2019un oiseau (inv. 13.141). De m\u00EAme, on observe encore des traces de bleu ou de vert sur le coffret du mus\u00E9e du Pampelune, bien visibles dans les cavit\u00E9s, notamment \u00E0 l\u2019arri\u00E8re-plan de la sc\u00E8ne avec la repr\u00E9sentation suppos\u00E9e du hadjib. Or une inscription po\u00E9tique report\u00E9e sur une pyxide en ivoire fait la comparaison entre l\u2019objet et des somptueux v\u00EAtements. Il est donc possible que la gamme des rouges, verts et bleus, que l'on retrouve dans les creux \u00E9pargn\u00E9s par l'usure du temps et les d\u00E9capages sur les ivoires umayyades, refl\u00E8te celle de certains des v\u00EAtements d'apparat \u00E0 la cour du calife. \nLe suaire de saint Lazare pourrait donc \u00EAtre un de ces v\u00EAtements d'inspiration ou d'importation abbasside, mais adapt\u00E9 \u00E0 l'\u00E9tiquette umayyade, que 'Abd al-Malik fit r\u00E9aliser \u2013 ou pour le moins broder \u2013 \u00E0 son nom apr\u00E8s avoir re\u00E7u le laqab d'al-Muzaffar. La fid\u00E9lit\u00E9 des motifs aux exemples abbassides, et leur r\u00E9p\u00E9tition, alors que la technique de la broderie laisse toute libert\u00E9 dans la disposition et le dessin des motifs, trahissent l'influence des tissus fa\u00E7onn\u00E9s d'importation irakienne. La pr\u00E9tendue lecture du nom d'Almeria sur la chasuble de saint Thomas Becket offrait jusqu'\u00E0 pr\u00E9sent \u00E0 ce corpus de textiles la s\u00E9curit\u00E9 d'une attribution presque certaine \u00E0 l'Andalousie. Mais il est tentant de profiter de la parution d'une monographie sur la c\u00E9l\u00E8bre chasuble, qui vient d\u00E9mentir la transcription du professeur Rice, pour r\u00E9examiner les liens et les jalons des productions textiles abbasside et d'Al-Andalus, dont le suaire de saint Lazare est un des plus beaux exemples. \nAriane Dor"@fr .