"2021-02-10T00:00:00"^^ . . . "Fils de Pos\u00E9idon et de la Gorgone M\u00E9duse, P\u00E9gase est une figure majeure de la mythologie grecque. Un jour sur l\u2019Olympe alors qu\u2019un concours de chant avait \u00E9t\u00E9 organis\u00E9 entre les Muses et les fils de Pi\u00E9ros, le mont H\u00E9licon se mit \u00E0 grandir de plaisir, et mena\u00E7ait de toucher le ciel. Pos\u00E9idon demande alors au cheval ail\u00E9 de frapper la montagne de ses sabots afin qu\u2019elle retrouve ses dimensions d\u2019origine. \u00C0 l\u2019endroit o\u00F9 P\u00E9gase avait frapp\u00E9 du sabot\u00A0jaillit une source, Hippocr\u00E8ne, ou \u00AB Source du Cheval \u00BB. \nEn 1911, Dufy r\u00E9alise une s\u00E9rie de gravures qui serviront \u00E0 illustrer le recueil de po\u00E8mes de Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cort\u00E8ge d\u2019Orph\u00E9e. Ces gravures sont le point de d\u00E9part de ses futures cr\u00E9ations textiles ; elles lui enseignent la concision du trait, la notion des vides et des pleins et leur \u00E9quilibre de composition sur la surface plane. En 1911, l\u2019artiste s\u2019engage avec Paul Poiret dans l\u2019aventure de la \u00AB Petite Usine \u00BB, mont\u00E9e avec les moyens du couturier sur le boulevard de Clichy. L\u00E0, Dufy se consacre \u00E0 la conception et \u00E0 l\u2019ex\u00E9cution d\u2019\u00E9toffes imprim\u00E9es avec les bois qu\u2019il grave d\u2019apr\u00E8s les gravures du Bestiaire. Certains \u00E9chantillons sont confi\u00E9s \u00E0 la r\u00E9alisation de la maison de soieries lyonnaise Atuyer-Bianchini-F\u00E9rier, qui doit cependant reproduire l\u2019effet artisanal des impressions de Dufy, comme le pinceautage manuel et l\u2019application des couleurs primaires. \nEn mars 1912, Charles Bianchini souhaite donner plus de moyens au talent d\u00E9coratif de l\u2019artiste, et l\u2019engage sur contrat \u00E0 fournir pendant trois ans des esquisses et des mises au net de ses dessins pour le textile. Dans un premier temps Dufy ne reprenait pas les gravures majeures du Bestiaire, mais il commence d\u00E8s 1912 \u00E0 exploiter toutes les possibilit\u00E9s d\u00E9coratives qu\u2019elles peuvent lui offrir, \u00E0 commencer par le traitement des motifs v\u00E9g\u00E9taux stylis\u00E9s, l\u2019aspect sch\u00E9matique des animaux mis en sc\u00E8ne, et le traitement particulier \u2014 inh\u00E9rent \u00E0 la technique de la xylogravure \u2014 de certains \u00E9l\u00E9ments. \nPour le tissu P\u00E9gase, Dufy a adapt\u00E9 la gravure du Cheval. Sur celle-ci, l\u2019animal ail\u00E9 est repr\u00E9sent\u00E9 de profil, la jambe gauche lev\u00E9e et regarde en direction du lecteur. Il figure dans un paysage compos\u00E9 sur sa droite d\u2019un arbre trilob\u00E9 \u00E0 moiti\u00E9 hors cadre et d\u2019un petit sapin ; sur sa gauche d\u2019une fleur de lys sur tige et \u00E0 l\u2019arri\u00E8re-plan de trois collines bois\u00E9es. Sur celle du centre prend naissance la source Hippocr\u00E8ne, dont le cours se poursuit jusque derri\u00E8re les sabots du cheval, formant une arabesque. L\u2019adaptation de cette gravure pour le textile reprend l\u2019essentiel de ces \u00E9l\u00E9ments. Seule la position et le traitement du cheval diff\u00E8rent, celui-ci est d\u00E9sormais dos au spectateur et tourne la t\u00EAte pour le regarder. Dufy s\u2019inspire d\u2019une toile de G\u00E9ricault, conserv\u00E9e au Louvre et dat\u00E9e de 1812 : Officier de chasseurs \u00E0 cheval de la garde imp\u00E9riale chargeant (inv. 4885). Ce motif est exp\u00E9riment\u00E9 sur un damas pour l\u2019habillement le 28 juin 1912 \u2014 il n\u2019est pas commercialis\u00E9 \u2014 puis transpos\u00E9 en satin fa\u00E7onn\u00E9 le 29 novembre 1919, lorsque la maison entreprend l\u2019ouverture d\u2019un rayon de tissu d\u2019ameublement moderne. \nEn changeant la technique de tissage pour un m\u00EAme motif, Dufy substitue au scintillement cin\u00E9tique du tissu pour la robe le calme n\u00E9cessaire \u00E0 la fonction du tissu d\u2019ameublement. L\u2019adaptation d\u2019un d\u00E9cor \u00E0 la fonction de l\u2019\u00E9toffe se porte sur le rapport du dessin et sur les couleurs. Le choix du damas comme tissu fa\u00E7onn\u00E9 pour les premiers motifs adapt\u00E9s des planches du Bestiaire r\u00E9pond \u00E0 un but esth\u00E9tique particulier bien connu du peintre. Cela n\u00E9cessite une connaissance technique que Dufy a acquise \u00E0 la \u00AB Petite Usine \u00BB. Le rapport de dessin diff\u00E8re selon le tissu auquel le d\u00E9cor est destin\u00E9 : \u00AB suivant l\u2019armure ou le montage d\u2019un damas le sujet prend un aspect diff\u00E9rent \u00BB (Raoul Dufy). L\u2019effet du damass\u00E9 est une fragmentation en point des lignes, induisant l\u2019irisation de la lumi\u00E8re sur le tissu, alors parfaitement adapt\u00E9 \u00E0 l\u2019habillement, o\u00F9 le go\u00FBt se tourne \u00E0 l\u2019\u00E9poque vers des soieries l\u00E9g\u00E8res et scintillantes. \nLorsqu\u2019il con\u00E7oit la nouvelle maquette pour le satin fa\u00E7onn\u00E9 que conserve le mus\u00E9e des Tissus, Dufy garde la composition d\u2019origine mais r\u00E9duit la profondeur de champ par un rapprochement des valeurs chromatiques entre le fond sombre, et les motifs de teinte moyenne (jaune). Le rapport de dessin est lui aussi modifi\u00E9 : le dessin de l\u2019\u00E9toffe d\u2019une robe aura un rapport nettement plus r\u00E9duit que le dessin d\u2019une laize d\u2019ameublement destin\u00E9e \u00E0 recouvrir un mur. Ici le peintre a choisi de concevoir un motif \u00E0 quatre chemins suivis, le maximum que puissent r\u00E9aliser les m\u00E9tiers m\u00E9caniques de la maison lyonnaise. Dufy r\u00E9serve g\u00E9n\u00E9ralement ses compositions dont l\u2019iconographie est fournie aux \u00E9toffes pour l\u2019ameublement, qui induisent une pr\u00E9sentation plane et mieux expos\u00E9e. C\u2019est le cas du P\u00E9gase du mus\u00E9e des Tissus, o\u00F9 peu de place est laiss\u00E9 au vide, mais o\u00F9 les motifs s\u2019encha\u00EEnent directement sans monotonie, la dynamique du cheval cabr\u00E9 et tourn\u00E9 rendant d\u2019autant plus vivante l\u2019exub\u00E9rante flore qui l\u2019abrite. Le traitement des v\u00E9g\u00E9taux et des fleurs dans tous leurs aspects est l\u2019une des caract\u00E9ristiques du go\u00FBt de l\u2019artiste pour le d\u00E9cor textile. Ainsi dispos\u00E9s en semis, en ramages, en bouquets, ils \u00E9voquent la for\u00EAt dans laquelle vit P\u00E9gase, sur les pentes de l\u2019H\u00E9licon. \nLors de l\u2019Exposition des Arts d\u00E9coratifs en 1925 sont expos\u00E9s des tissus cr\u00E9\u00E9s au lendemain du conflit, dont celui-ci fait partie. L\u2019\u00E9clectisme domine alors les cr\u00E9ations de Bianchini-F\u00E9rier (la maison change de raison sociale \u00E0 la mort de Pierre-Fran\u00E7ois Atuyer le 26 d\u00E9cembre 1912), comme l\u2019ensemble de la d\u00E9coration textile de l\u2019\u00E9poque. Le succ\u00E8s des dessins modernes va de pair avec le maintien d\u2019une production influenc\u00E9e par les styles anciens comme les motifs m\u00E9di\u00E9vaux ou Renaissance. Nul doute que Dufy s\u2019est inspir\u00E9 de ce genre de cr\u00E9ation. Le d\u00E9cor luxuriant du tissu P\u00E9gase \u00E9voque une tapisserie de millefleurs. Les couleurs, un cama\u00EFeu de vert \u00E9clair\u00E9 de touches de jaune, comme la disposition des motifs sur un fond uni et plat, \u00E9voquent les verdures m\u00E9di\u00E9vales de la fin du XVe si\u00E8cle, comme la c\u00E9l\u00E8bre Tenture de la vie seigneuriale, conserv\u00E9e \u00E0 Paris, au mus\u00E9e national du Moyen-\u00C2ge-Thermes et h\u00F4tel de Cluny (inv. Cl. 2178 \u00E0 2183). \nToutefois, l\u2019aspect stylis\u00E9 de la v\u00E9g\u00E9tation tient plut\u00F4t des canons de l\u2019imagerie populaire, qui a beaucoup servi de source d\u2019inspiration au peintre (notamment pour ses compositions destin\u00E9es \u00E0 l\u2019impression des fameuses toiles de Tournon) ; les couleurs dissoci\u00E9es des lignes rappellent quant \u00E0 elles l\u2019influence du fauvisme dans la carri\u00E8re de l\u2019artiste. \nLes ressources qu\u2019offraient les mus\u00E9es d\u2019Arts d\u00E9coratifs et de textiles \u00E0 Paris et \u00E0 Lyon permettaient aux dessinateurs de l\u2019\u00E9poque d\u2019enrichir leur r\u00E9pertoire d\u00E9coratif, notamment antique et exotique, qui sont les deux courants d\u2019inspiration majeurs de la mode contemporaine. Il est av\u00E9r\u00E9 que Dufy a plusieurs fois puis\u00E9 dans les collections textiles du mus\u00E9e de Lyon pour adapter ses planches du Bestiaire, s\u2019int\u00E9ressant notamment aux soieries coptes et \u00AB sassanides \u00BB\u00A0qui y sont conserv\u00E9s. Il serait tentant de rapprocher le tissu pr\u00E9sent\u00E9 ici avec l\u2019un d\u2019eux, le tissu dit \u00AB aux P\u00E9gases \u00BB (inv. MT 26812.11), provenant d'Antino\u00E9 et entr\u00E9 dans les collections de l\u2019institution en 1898. Le d\u00E9cor est organis\u00E9 en m\u00E9daillons perl\u00E9s contenant chacun un cheval ail\u00E9. Les points de tangence sont marqu\u00E9s par des rouelles, d'imposants fleurons rayonnants remplissent les \u00E9coin\u00E7ons. La composition du P\u00E9gase de Dufy pourrait s\u2019apparenter \u00E0 celle du tissu \u00AB sassanide \u00BB. \nLe cheval est inscrit dans un ovale form\u00E9 par la rivi\u00E8re \u00E0 ses pieds et les ramages qui l\u2019entourent. Les points de tangence entre deux motifs sont mat\u00E9rialis\u00E9s par une sorte de fleur boucl\u00E9e, quant aux \u00E9coin\u00E7ons, ils abritent un arbre \u00E0 fleur trilob\u00E9e surmont\u00E9e de p\u00E9tales dispos\u00E9s en grappe. Avec ce tissu, Dufy r\u00E9pond \u00E0 l\u2019engouement d\u2019une \u00E9poque pour les motifs tir\u00E9s de l\u2019Antiquit\u00E9, bien qu\u2019il n\u2019en restitue pas la substantifique moelle. Passant au travers de multiples influences, le motif est enti\u00E8rement fa\u00E7onn\u00E9 par l\u2019artiste qui en offre un exemple \u00E0 nul autre pareil. Tel n\u2019est pas toujours le cas, lorsque Dufy reprend textuellement les frises de m\u00E9nades peintes sur les vases grecs pour le Cort\u00E8ge d\u2019Orph\u00E9e, motif con\u00E7ut d\u00E8s 1913 et adapt\u00E9 en tissu pour l\u2019habillement, puis pour l\u2019ameublement en 1921, et dont le mus\u00E9e des Tissus conserve un exemplaire (inv. MT 30187). \nHenri Clouzot consid\u00E8re les compositions de Dufy comme \u00AB le plus bel effort de nouveaut\u00E9 que nous ayons encore rencontr\u00E9 dans le dessin des tissus, o\u00F9 le modernisme s\u2019est surtout manifest\u00E9 jusqu\u2019ici par le coloris \u00BB (\u00AB Les \u201CTissus modernes\u201D de Raoul Dufy \u00BB, Art et d\u00E9coration, juillet-d\u00E9cembre 1920). Dans le m\u00EAme article, le conservateur du mus\u00E9e Galliera parle m\u00EAme d\u2019\u00AB audaces d\u00E9coratives \u00BB, au regard des compositions des dessinateurs dits \u00AB classiques \u00BB.\nR\u00E9v\u00E9l\u00E9es au grand public en 1920, les cr\u00E9ations de Dufy rencontrent un franc succ\u00E8s aupr\u00E8s des personnalit\u00E9s ais\u00E9es de l\u2019avant-garde et des couturiers, plus nombreux apr\u00E8s-guerre \u00E0 choisir ses tissus parmi ceux propos\u00E9s par la maison. Elles sont d\u2019ailleurs fr\u00E9quemment pr\u00E9sent\u00E9es dans les magazines de mode, notamment Vogue et La Gazette du Bon Ton, o\u00F9 la mention de l\u2019artiste passe sur le m\u00EAme plan que celle de la maison qui l\u2019emploie. \nDufy est le premier et le seul artiste parisien ind\u00E9pendant \u00E0 avoir \u00E9t\u00E9 engag\u00E9 par Bianchini-F\u00E9rier. Les premi\u00E8res collections de la maison, cr\u00E9\u00E9e en 1888, suivent le courant d\u2019inspiration XVIIIe, mis \u00E0 la mode par l\u2019imp\u00E9ratrice Eug\u00E9nie. D\u00E8s le d\u00E9but du XXe si\u00E8cle cependant, Charles Bianchini se montre sensible \u00E0 la nouvelle esth\u00E9tique Arts and Craft \u00E9mergeant en Angleterre, suivie par l\u2019influence des dessinateurs viennois de la Wiener Werkst\u00E4tte. Mais les archives de la maison \u00E0 cette \u00E9poque conservent \u00E9galement des \u00E9chantillons et des dessins imitant des batiks indon\u00E9siens, des toiles de Jouy et des tissus persans. \nDufy initie le tournant majeur que prend la production sous son influence \u00E0 partir de son engagement en 1912. Il r\u00E9interpr\u00E8te les th\u00E8mes traditionnels, conserve le go\u00FBt qu\u2019avaient les dessinateurs lyonnais des XVIIIe et XIXe si\u00E8cles pour l\u2019utilisation d\u2019un r\u00E9pertoire d\u00E9coratif floral et figuratif, mais transforme la mani\u00E8re de concevoir les motifs dans l\u2019espace. Plus aucun cadre, ni de bordure, ne compartimentent ses dessins. Le respect de l\u2019\u00E9chelle entre les v\u00E9g\u00E9taux et le motif principal est aboli, comme la perspective math\u00E9matique : \u00AB il n\u2019y a que des couleurs dont les rapports entre eux cr\u00E9ent l\u2019espace, et c\u2019est tout \u00BB (dans Pierre Courthion, \u00AB Mes conversations avec le peintre \u00BB, pr\u00E9face du catalogue Raoul Dufy, Gen\u00E8ve, mus\u00E9e d\u2019Art et d\u2019Histoire, 1952). Ce tissu \u00E9tait conserv\u00E9 dans les archives de la maison Bianchini-F\u00E9rier, mises en vente par Christies\u2019s en d\u00E9cembre 1999. Une grande partie de celles-ci fut acquise par le mus\u00E9e historique des Tissus gr\u00E2ce au concours du minist\u00E8re de la Culture, de la Direction des mus\u00E9es de France (Fonds du patrimoine) et de la Direction r\u00E9gionale des Affaires culturelles (Fonds r\u00E9gional d\u2019acquisition pour les mus\u00E9es de la R\u00E9gion Rh\u00F4ne-Alpes), de la Ville de Lyon, du d\u00E9partement du Rh\u00F4ne et d\u2019une souscription publique r\u00E9unissant des particuliers, la Soci\u00E9t\u00E9 des amis des mus\u00E9es et des entreprises. Cet achat majeur pour le mus\u00E9e est venu compl\u00E9ter le corpus de tissus d\u2019apr\u00E8s Raoul Dufy \u00E9dit\u00E9s par Bianchini-F\u00E9rier qui s\u2019\u00E9tait peu \u00E0 peu constitu\u00E9 depuis un premier don de la maison suite \u00E0 la Foire de Lyon de 1923. \nCl\u00E9mentine Marcelli"@fr .