. "2021-02-10T00:00:00"^^ . "En 1923, Raoul Dufy est \u00E9voqu\u00E9 en ces termes par Ren\u00E9 Jean dans La Soierie de Lyon : \u00AB il a \u00E9t\u00E9 un des premiers \u00E0 admettre cette id\u00E9e que d\u00E9corer n\u2019est pas d\u00E9choir et qu\u2019un beau tissu peut marcher de pair avec un beau tableau ; et depuis, chaque ann\u00E9e, sortent de son atelier des mod\u00E8les justement recherch\u00E9s \u00BB (dans \u00AB L\u2019Art du tissu au Salon des artistes d\u00E9corateurs \u00BB, ao\u00FBt 1923). Dans le cadre de la F\u00EAte de la Soierie, lors de la Foire de Lyon qui a lieu cette ann\u00E9e, la maison Bianchini-F\u00E9rier expose un ensemble de tissus pour l\u2019habillement et l\u2019ameublement. Les \u0153uvres de Raoul Dufy sont admir\u00E9es par les organisateurs et les conservateurs sp\u00E9cialistes du textile et de la d\u00E9coration. Leur esth\u00E9tique moderne, leurs coloris vifs et leurs motifs dynamiques renouvellent la d\u00E9coration textile traditionnelle. \nLes Arums sont pr\u00E9sent\u00E9s aux c\u00F4t\u00E9s d\u2019autres tissus de Dufy que le mus\u00E9e historique des Tissus de Lyon a pu acqu\u00E9rir gr\u00E2ce \u00E0 un don de la maison faisant suite \u00E0 cette foire.\u00A0Le nombre \u00E9lev\u00E9 des tissus du peintre expos\u00E9s alors est significatif de l\u2019importance de celui-ci dans la production lyonnaise. En effet, les maisons n\u2019exposent jamais qu\u2019une petite partie de leurs produits, souvent les plus significatifs et les plus fameux de leur collection. Le directeur du mus\u00E9e, Henri d\u2019Hennezel, a \u00E9t\u00E9 invit\u00E9 par le Syndicat des fabricants de soierie \u00E0 venir faire un choix parmi les \u00E9toffes expos\u00E9es, afin d\u2019enrichir les collections de l\u2019institution en mati\u00E8re de tissus modernes. Le lot de soieries fabriqu\u00E9es d\u2019apr\u00E8s les travaux de Dufy s\u2019\u00E9levait \u00E0 dix (inv. MT 30184, La Jungle ; MT 30185, Losanges de roses ; MT 30186, La ch\u00E8vre du Thibet ; MT 30187, Cort\u00E8ge d'Orph\u00E9e ; MT 30190, Les Althaeas ; MT 30192, Longchamp ; MT 30193, Pivoines ; MT 30194, Les Fruits ; et MT 30195, Panier de fleurs). \nRaoul Dufy est originaire du Havre ; il suit des cours \u00E0 l\u2019\u00C9cole des Beaux-Arts de Paris \u00E0 partir de 1900. En 1910, il rencontre Paul Poiret par l\u2019interm\u00E9diaire de Maurice de Vlaminck, avec qui il avait expos\u00E9 au Salon d\u2019Automne de 1905. Le c\u00E9l\u00E8bre couturier lui pr\u00E9sente Guillaume Apollinaire, qui pr\u00E9pare un recueil intitul\u00E9 Le Bestiaire ou Cort\u00E8ge d\u2019Orph\u00E9e. Dufy, dont les toiles se vendent mal \u00E0 l\u2019\u00E9poque, s\u2019est initi\u00E9 depuis quelque temps \u00E0 la gravure sur bois de fil. Apollinaire lui propose de r\u00E9aliser avec cette technique les illustrations de son recueil ; l\u2019ouvrage para\u00EEt en mars 1911. C\u2019est un \u00E9chec commercial. Toutefois Dufy est tr\u00E8s fier de son travail, les gravures du Bestiaire vont \u00EAtre fondamentales dans son \u0153uvre textile. Leurs possibilit\u00E9s graphiques se trouvant r\u00E9duites par la technique, elles lui enseignent la r\u00E9partition des vides et des pleins pour cr\u00E9er des volumes et de la lumi\u00E8re, faisant valoir les oppositions de blanc et de noir. \n\u00C0 la m\u00EAme \u00E9poque, Paul Poiret cr\u00E9e l\u2019\u00E9cole d\u2019art d\u00E9coratif Martine d\u00E9di\u00E9e \u00E0 la conception de motifs pour les produits d\u00E9riv\u00E9s de sa maison. S\u00E9duit par le travail du Bestiaire et convaincu que le renouvellement des arts d\u00E9coratifs passera par les peintres, il propose \u00E0 Dufy de dessiner pour lui, et ouvre en 1911 un atelier d\u2019impression sur \u00E9toffe situ\u00E9 boulevard de Clichy, \u00E0 Paris. La \u00AB Petite Usine \u00BB na\u00EEt ainsi de la collaboration d\u2019un couturier visionnaire, d\u2019un artiste tourn\u00E9 vers l\u2019ornementation, et d\u2019un chimiste nomm\u00E9 \u00C9douard Zifferlin que Poiret engage au m\u00EAme moment. \nPour se rapprocher de la Couture et pouvoir anticiper les variations de la mode, l\u2019entreprise lyonnaise Atuyer-Bianchini-F\u00E9rier (qui change de raison sociale \u00E0 la mort de Pierre-Fran\u00E7ois Atuyer le 26 d\u00E9cembre 1912) a depuis 1897 install\u00E9 une succursale de la maison \u00E0 Paris. Charles Bianchini remarque le talent de Dufy alors que celui-ci travaille pour Poiret. Le couturier lui demande ponctuellement de fabriquer des \u00E9chantillons d\u2019\u00E9toffes, faute de pouvoir les r\u00E9aliser avec les moyens artisanaux de la \u00AB Petite Usine \u00BB. \nSignal\u00E9s dans les archives par une \u00E9tiquette \u00AB genre Dufy \u00BB, ces motifs contrastent avec les productions contemporaines de la maison. Les collections d\u2019Atuyer-Bianchini-F\u00E9rier sont alors encore marqu\u00E9es par le d\u00E9cor floral tr\u00E8s r\u00E9aliste mis \u00E0 la mode au Second Empire sous l'influence de l\u2019imp\u00E9ratrice Eug\u00E9nie. \u00C0 ce type de repr\u00E9sentations s\u2019ajoutent les mani\u00E8res m\u00E9di\u00E9vales et Renaissance, ainsi que les compositions v\u00E9g\u00E9tales stylis\u00E9es inspir\u00E9es des initiateurs du mouvement Arts and Crafts en Angleterre. \nAu cours des ann\u00E9es dix, la mode \u00E9volue sous l\u2019impulsion de Paul Poiret vers plus de fluidit\u00E9 en m\u00EAme temps que change la soci\u00E9t\u00E9 mondaine. Les femmes, de plus en plus actives, cherchent des v\u00EAtements plus confortables, et le go\u00FBt pour les \u00E9toffes l\u00E9g\u00E8res se r\u00E9pand. Simultan\u00E9ment dans le domaine des arts d\u00E9coratifs et de la mode, les motifs stylis\u00E9s, \u00E0 commencer par les fleurs, s\u2019imposent de plus en plus. Pour que les soyeux s\u2019adaptent \u00E0 la demande des couturiers, il est n\u00E9cessaire de faire appel \u00E0 des artistes dont les recherches s\u2019accordent \u00E0 la modernit\u00E9. Raoul Dufy est le premier \u2014 et restera le seul \u2014 artiste parisien ind\u00E9pendant engag\u00E9 par la maison lyonnaise. \nLe peintre signe un contrat avec le soyeux le 1er mars 1912, contraignant Paul Poiret \u00E0 fermer l\u2019atelier du boulevard de Clichy. Les relations entre les deux hommes restent cependant cordiales ; le couturier revendique d\u2019ailleurs dans ses m\u00E9moires (En habillant l\u2019\u00E9poque, Paris, 1930) son r\u00F4le d\u00E9cisif dans la d\u00E9couverte du talent et du g\u00E9nie de Dufy, qui contribua au renouvellement de la cr\u00E9ation du d\u00E9cor textile et des arts d\u00E9coratifs. \nLes premi\u00E8res cr\u00E9ations de Dufy pour la maison Bianchini-F\u00E9rier restent tr\u00E8s proches des recherches men\u00E9es \u00E0 la \u00AB Petite Usine \u00BB de Paul Poiret. En cr\u00E9ant pour l\u2019industrie, Dufy est contraint de se plier aux directives du soyeux qui choisit les tissus \u00E0 \u00E9diter ; le peintre re\u00E7oit un salaire proportionnel au m\u00E9trage d\u2019\u00E9toffe vendu. Les imp\u00E9ratifs commerciaux de la fabrique n\u00E9cessitent d\u2019adapter les gravures du Bestiaire, en retirant, transformant, voire supprimant certains \u00E9l\u00E9ments. Par ailleurs, Dufy trouve dans le motif de la fleur \u00AB qui porte(nt) naturellement les couleurs \u00BB, le moyen d\u2019exploiter son go\u00FBt pour l\u2019arabesque et le d\u00E9coratif. Il la traite dans un premier temps de fa\u00E7on tr\u00E8s stylis\u00E9e et dans des tons vari\u00E9s, prolongeant les tendances du fauvisme. Les repr\u00E9sentations des diff\u00E9rentes esp\u00E8ces de fleur qu\u2019il dispose en semis, en jet\u00E9, en bouquets sur la surface du tissu, tirent partie des contraintes techniques impos\u00E9es par la gravure et les moyens artisanaux de la \u00AB Petite Usine \u00BB. Elles ont pour r\u00E9sultat la simplification des lignes et l\u2019importance de la g\u00E9om\u00E9trie dans la construction d\u2019un motif. Une grande diversit\u00E9 de fleurs compose sa cr\u00E9ation. Les arums comptent parmi ses fleurs pr\u00E9f\u00E9r\u00E9es, \u00E0 tel point qu\u2019il en a orn\u00E9 les murs de la chambre \u00E0 coucher de son appartement de l\u2019impasse de Guelma avec un tissu imprim\u00E9. L\u2019\u00E9chantillon des Arums repr\u00E9sente un semi d\u2019arums, de fleurs \u00E0 cinq p\u00E9tales (faisant penser \u00E0 des lys tigr\u00E9s) et de feuilles volumineuses. Malgr\u00E9 l\u2019aspect foisonnant de ce motif, ces fleurs sont dispos\u00E9es de fa\u00E7on tr\u00E8s ordonn\u00E9e, et forment une composition \u00E9quilibr\u00E9e. Le rapport du dessin est \u00E9lev\u00E9 pour permettre une compr\u00E9hension plus ais\u00E9e du motif une fois drap\u00E9 sur le corps. \n\u00AB C\u2019est pourquoi la composition d\u2019un dessin pour tissu ne peut \u00EAtre chose h\u00E2tive, expliquait Raoul Dufy. Le dessinateur, avant de donner son dessin \u00E0 ex\u00E9cuter, doit faire une mise au point scrupuleuse ; dans un petit comme dans un grand dessin, tous les \u00E9l\u00E9ments doivent \u00EAtre organis\u00E9s, tr\u00E8s mesur\u00E9s, subordonn\u00E9s les uns aux autres \u00BB (cit\u00E9 par Dora Perez-Tibi dans Raoul Dufy, la passion des tissus, 1993). La composition des Arums est ainsi structur\u00E9e par des lignes sous-jacentes. Des bandeaux horizontaux sont dessin\u00E9s par l\u2019association d\u2019un \u00AB lys \u00BB, d\u2019un cornet d\u2019arum et d\u2019une large feuille stylis\u00E9e. Comme souvent sur les compositions de Dufy, deux motifs similaires alternent dans le sens de la hauteur. Ainsi une feuille de foug\u00E8re et trois petites feuilles stylis\u00E9es sont dispos\u00E9es tour \u00E0 tour sous les trois \u00E9l\u00E9ments \u00E9voqu\u00E9s plus haut. \u00C0 ces bandeaux horizontaux s\u2019ajoutent des lignes verticales form\u00E9es par une feuille et un cornet d\u2019arum combin\u00E9s \u00E0 trois feuilles granuleuses dispos\u00E9es en \u00E9pis. Enfin, il est possible de distinguer des rubans sinueux verticaux, typiques de la production lyonnaise h\u00E9rit\u00E9e de Philippe de Lasalle ; ils sont form\u00E9s par l\u2019alignement d\u2019une fleur \u00E0 cinq p\u00E9tales, dont la tige se prolonge par la ligne d\u2019une grosse feuille et de la feuille droite d\u2019un arum. \nCe genre de tissu \u00E9tait en g\u00E9n\u00E9ral utilis\u00E9 pour l\u2019habillement. Son foisonnement, les motifs utilis\u00E9s ainsi que leur traitement et leur disposition dans l\u2019espace donnaient toute sa vivacit\u00E9 et sa vari\u00E9t\u00E9 \u00E0 la robe, que la ligne droite en vogue \u00E0 l\u2019\u00E9poque rendait par ailleurs assez simple. Les Arums d\u00E9rive en fait d\u2019une gravure qui avait servi \u00E0 l\u2019impression d\u2019un tissu en 1919, puis d\u2019une peinture : une Composition florale (aujourd\u2019hui dans une collection particuli\u00E8re), dat\u00E9e de 1920 environ. \nLa premi\u00E8re impression sur tissu pour l\u2019habillement des Arums a \u00E9t\u00E9 vendue au couturier Edward Molyneux qui en fabriqua une robe d\u2019\u00E9t\u00E9 en 1921. Le mus\u00E9e des Tissus conserve \u00E9galement un exemplaire (inv. MT 50270.35) de ce motif imprim\u00E9 pour l\u2019ameublement, qui ressemble beaucoup \u00E0 celui de la robe de Molyneux. Ce dernier tissu ainsi qu\u2019un exemplaire fa\u00E7onn\u00E9 des Arums, \u00E9dit\u00E9 pour la robe en 1920 ou 1924 (inv. MT 50271.6) ont tous deux \u00E9t\u00E9 achet\u00E9 par le mus\u00E9e lors de la vente des archives Bianchini-F\u00E9rier par Christie\u2019s en 1999. Ils t\u00E9moignent de la r\u00E9currence, et donc du succ\u00E8s d\u2019un tel dessin dans la production de Raoul Dufy. En comparant les exemplaires imprim\u00E9s et fa\u00E7onn\u00E9s de ce motif, on constate que Dufy a con\u00E7u un dessin plus riche, plus pouss\u00E9 au niveau du trait. Il correspond \u00E0 un moment de l\u2019\u0153uvre du peintre o\u00F9 celui-ci abandonne peu \u00E0 peu les caract\u00E9ristiques du fauvisme pour une ligne plus souple. Il s\u2019\u00E9loigne, en cela, de l\u2019esth\u00E9tique proche de la gravure qui caract\u00E9rise la plupart de ses productions avant 1920. \nDufy fournissait \u00E0 Charles Bianchini la mise au net de ses dessins et la gamme de coloris \u00E0 employer pour les tissus qu\u2019il donnait \u00E0 r\u00E9aliser. Cela lui permettait de laisser peu de marge d\u2019improvisation au directeur technique de la fabrique au moment de la mise en carte, car il connaissant les diff\u00E9rents fa\u00E7onn\u00E9s de la maison et pouvait ainsi adapter son dessin. Sous l\u2019influence de C\u00E9zanne, Dufy essaie de rendre la profondeur sans faire appel \u00E0 la perspective math\u00E9matique h\u00E9rit\u00E9e de la Renaissance. Sur ce tissu, seule l\u2019opposition des couleurs, l\u2019importance des \u00AB blancs \u00BB qui ressortent sur le fond \u00AB noir \u00BB, permettent de rendre le volume. Ce principe est celui qui caract\u00E9rise toutes les gravures du Bestiaire : l\u2019opposition de deux tons oppos\u00E9s sous-tend l\u2019ensemble de la cr\u00E9ation textile du peintre. Pendant les ann\u00E9es vingt, le go\u00FBt pour les tissus unis et les coloris vifs se d\u00E9veloppe dans la mode f\u00E9minine. L\u2019am\u00E9lioration des teintures permet de d\u00E9velopper les variations de couleur et leur accroche sur les fibres. Par ailleurs, l\u2019apparition des fibres artificielles, dont font partie la rayonne et la fibranne (appellations autoris\u00E9es jusqu\u2019en juillet 1976, aujourd\u2019hui le terme \u00AB viscose \u00BB\u00A0les a remplac\u00E9), permet de r\u00E9duire le co\u00FBt de fabrication des tissus fa\u00E7onn\u00E9s. \nCoupl\u00E9e \u00E0 l\u2019usage de la soie, la fibranne viscose se pr\u00E9sente comme une alternative \u00E0 celle-ci particuli\u00E8rement s\u00E9duisante. Elle est fabriqu\u00E9e \u00E0 partir de la cellulose contenue dans le bois. Invent\u00E9e en 1884, la viscose conna\u00EEt \u00E0 partir des ann\u00E9es vingt un large d\u00E9veloppement dans l\u2019industrie textile. C\u2019est la moins ch\u00E8re des fibres artificielles, et elle pr\u00E9sente tous les avantages de la soie : son fort pouvoir absorbant et son brillant permettent de cr\u00E9er des tissus riches et l\u00E9gers \u00E0 moindre co\u00FBt. En 1922, les fabricants commencent \u00E0 employer les fibres cellulosiques dans la cha\u00EEne, alors qu\u2019elle \u00E9tait jusque l\u00E0 r\u00E9serv\u00E9e \u00E0 la trame et aux motifs broch\u00E9s. Ceci s\u2019explique par le fait que les fils produits \u00E9taient encore tr\u00E8s \u00E9pais, alors que les fabricants lyonnais travaillaient des fils plus fins. \nBianchini-F\u00E9rier fut l\u2019une des premi\u00E8res maisons lyonnaises \u00E0 utiliser la fibre artificielle avec de la soie. La maison d\u00E9pose en 1918 le brevet d\u2019un cr\u00EApe cha\u00EEne Rosalba, compos\u00E9 de soie et d\u2019ac\u00E9tate (une autre fibre cellulosique), qui a beaucoup de succ\u00E8s aupr\u00E8s de Madeleine Vionnet. Le recours aux fibres artificielles permettait ainsi de renouveler l\u2019offre des tissus, alors que l\u2019esth\u00E9tique Art d\u00E9co s\u2019imposait d\u00E9finitivement \u00E0 l\u2019Exposition internationale qui consacre le mouvement \u00E0 Paris en 1925. \nCl\u00E9mentine Marcelli"@fr . .