L'ornement Salvatoris, également mentionné comme « ornement Gobelin » (numéro de patron 2953), a contribué, comme l'ornement angélique (conçu en 1888-1889 et exécuté entre 1891 et 1906), au succès de la maison Henry J.-A., puis Truchot J. et Grassis (1908-1919) puis Truchot J. et Cie (la société a cessé son activité en 1977) durant les dernières années du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle dans la branche des « ornements d'église ».
Joseph-Alphonse Henry (1836-1913), en succédant en 1867 à la maison Henry frères et Jouve (1842-1867), poursuivait le but « d'appliquer aux ornements sacerdotaux l'heureux retour qui s'est fait de notre temps vers les œuvres de goût et de style. Quelque précieuse que soit la matière employée, l'ornement, sans idée autre que celle de l'éclat et de la richesse, perd promptement sa valeur, tandis que l'objet d'art ne subit l'influence du temps que pour être estimé davantage » (Joseph-Alphonse Henry, Dais artistique tissé à Lyon au point des Gobelins, 1874-1876, Lyon, 1876, p. 3-4). La maison Henry J.-A. est gratifiée d'une médaille d'argent à l'Exposition universelle de Paris en 1867, d'une médaille d'or à l'Exposition maritime internationale du Havre en 1868, d'une médaille d'honneur à l'Exposition religieuse de Rome en 1870 et à l'Exposition internationale de Lyon en 1872, d'une médaille de progrès et d'une médaille de mérite à l'Exposition universelle de Vienne en 1873, d'une médaille d'or à l'Exposition universelle de Paris de 1878 et d'un Grand prix à l'Exposition universelle de Paris en 1889, renouvelé à l'Exposition de 1900.
Joseph-Alphonse Henry fait appel, pour créer ses modèles les plus prestigieux, aux talents d'artistes confirmés, comme Théodore-Nicolas-Pierre Maillot (1826-1888) ou Gaspard Poncet (1820-1892), de dessinateurs de fabrique spécialisés comme Joanny Coquillat (1870-1941), Jean Leroudier (1838-1916), Félix Pin ou Pierrette Paquier, de cabinets de dessin, comme celui d'André Vigouroux, de metteurs en carte, comme Christophe Gerbaud, et des meilleures brodeuses, comme Rose Paulet ou Marie-Anne Haug, épouse Leroudier (1838-1908).
L'ornement Salvatoris connaît un succès comparable à celui de l'ornement angélique qui le précède de quelques années. Il en est d'ailleurs, en quelque sorte, le pendant douloureux. L'ornement angélique résumait l'histoire du Salut par le choix de quelques événements joyeux ou glorieux de la vie du Christ (Nativité et Recouvrement au Temple, ainsi que Remise des clefs à saint Pierre et Entrée à Jérusalem pour les dalmatiques, Incarnation et Ascension pour la chasuble, Couronnement de la Vierge et Assemblée des saints pour la chape). L'ensemble Salvatoris adopte une iconographie liée à la célébration eucharistique, avec la représentation du Sacrifice parfait par la Crucifixion et la Déploration sur le corps du Christ. Les formules iconographiques inaugurées avec l'ornement angélique y sont renouvelées : l'ornementation figurée recouvre entièrement la surface des différents éléments, les scènes sont accompagnées par une foule d'anges, de chérubins ou de séraphins, et la partie centrale de chaque composition est occupée par une mandorle rayonnante, or et argent. Certains dessins, comme pour l'étole et le manipule, sont directement reproduits de l'ornement angélique, d'autres sont adaptés, comme pour le voile de calice, où la composition est identique à celle du voile angélique, à l'exception des instruments de musique qui ont été supprimés de la main des anges, afin de s'adapter à l'iconographie douloureuse de l'ensemble Salvatoris. Tandis que l'ornement angélique était de couleur or, l'ensemble Salvatoris est d'une riche polychromie, enrichie d'argent et d'or.
Elle a sûrement contribué au succès de l'ornement Salvatoris. C'est aussi le cas de la technique elle-même, qui constitue une caractéristique de la maison Henry J.-A., donnant, par le tissage, un effet visuel proche des broderies à l'or nué exécutées aux XVe et XVIe siècles. Cette technique, appelée par le fabricant « point de Gobelins », désigne dans les années 1870 un taffetas façonné, dominante trame, à décor par trame complémentaire en soie polychrome et filés métalliques argent et or.
Le premier ornement réalisé au « point de Gobelins » consigné dans le livre de patrons, qui porte le numéro 1001, est une croix de chasuble et une bande d'orfroi représentant les Sept Sacrements, datée de janvier 1871. Le fabricant précise alors dans le livre : « Ce tissu qui ne s'est jamais [fait] à Lyon avant ce jour est déposé [au Conseil des Prud'hommes] pour 15 ans. » Le musée des Tissus conserve un exemplaire de la « chasuble au point des Gobelins, représentant les Sept Sacrements, style XVe siècle » (inv. MT 2015.5.7), généreusement donnée par la famille Truchot, qui est probablement celui présenté par la maison Henry J.-A. au salon des Arts décoratifs de Lyon de 1884, avec d'autres éléments tissés au « point de Gobelins », le dais de Notre-Dame de la Salette (dont les quatre pentes sont conservées au musée des Tisssus, inv. MT 49287.1 à MT 49287.4, ainsi qu'un autre exemplaire de la pente orientale, inv. MT 2015.5.10, donné par la famille Truchot, qui constituait un échantillon de démonstration), « deux figurines, style Henri II », une « Vierge » et une autre « Vierge [...], d'après Doger, encadrée ».
C'est effectivement avec l'exceptionnel dais pour le sanctuaire de Notre-Dame de la Salette, mis en œuvre entre 1874 et 1876, que le « point de Gobelins » inventé par Joseph-Alphonse Henry trouve son accomplissement le plus remarquable. Ce dais présente sur ses quatre pentes quatre-vingt-huit figures de l'Histoire chrétienne de la France. Elles avancent en cortèges, conduits par les anges portant les eulogies ou la grappe du raisin de Canaan. Les cortèges convergent, sur la pente d'Orient, autour de la Vierge douloureuse, soutenant le corps de son Fils au pied de la Croix, et, sur la pente d'Occident, autour du trône du pape Pie IX. Les dessins ont été fournis par Théodore-Nicolas-Pierre Maillot. Le musée des Arts décoratifs de Lyon conserve le dessin préparatoire pour la figure de Pie IX (inv. MAD 3431). La mise en carte du dais a été exécutée par Jean Leroudier. Les cartes sont conservées au musée des Tissus (inv. MT 49271.1 à MT 49271.22). Dans le fascicule publié à Lyon en 1876 par Joseph-Alphonse Henry pour présenter son dais artistique, le fabricant indique que « le point des Gobelins en soie et or fin est celui employé dans cet ouvrage. Le procédé est nouveau et pour la première fois en usage dans notre fabrique lyonnaise. » La qualité du dais de la Salette est si grande que le fabricant réutilisera plusieurs des figures qui le composent dans d'autres réalisations : les anges portant les eulogies ou la grappe de Canaan, par exemple, ont été adaptés pour les mises en carte 1127 et 1128 (conservées dans les archives de la maison Prelle, à Lyon), en novembre 1875.
C'est Joanny Coquillat qui fournit les dessins pour l'ornement Salvatoris. Ancien élève de l'École des Beaux-Arts de Lyon, il est dessinateur de fabrique et illustrateur. Le musée des Tissus conserve deux dessins préparatoires pour le devant (inv. MT 49281.1) et pour le dos (inv. MT 49281.2) de la chasuble. Le devant présente, au centre, la Vierge assise dans une mandorle rayonnante de couleur argent. Le corps mort de son Fils repose entre ses genoux. De la main droite, elle soutient le poignet de Jésus et élève, de la gauche, la couronne d'épines. De part et d'autre des galons verticaux se tiennent deux groupes de saints personnages, à gauche de la composition, Marie-Madeleine éplorée et les myrrhophores, à droite, un homme barbu, Joseph d'Arimathie (plutôt que Nicodème) qui déroule les bandelettes pour l'embaumement, et saint Jean. En partie inférieure et au-dessus de la mandorle se pressent des anges, priant ou pleurant. Tous les personnages sont nimbés d'or. Joanny Coquillat adapte plusieurs figures crées par Théodore-Nicolas-Pierre Maillot pour le dais de la Salette ou Gaspard Poncet pour l'ornement angélique. La figure de la Vierge est directement reprise de la pente orientale du dais. Les anges sont des adaptations plus libres de l'assemblée céleste qui apparaît sur les différents éléments de l'ornement angélique.
Le dos de la chasuble est orné de la Croix où Jésus repose, les yeux clos, sur un fond de mandorle rayonnante. Elle est dressée sur le Golgotha, devant lequel se presse une foule. Au pied de la croix se tiennent sainte Marie-Madeleine, face contre terre, la Vierge et les saintes femmes, à gauche, et saint Jean avec les soldats, à droite. Des anges en pleurs entourent la mandorle et des chérubins occupent les épaules de la chasuble.
L'ensemble Salvatoris est mis sur le marché en 1897. Il est tissé à la forme, chaque élément (devant, dos, étole, voile de calice, bourse) étant placé dans la largeur des laizes afin d'optimiser la production. Pour confectionner la chasuble de forme « française » (il a existé aussi des exemplaires de type « espagnol »), il suffisait de découper le dos et le devant et de les assembler par une couture au niveau de l'encolure. Le « point de Gobelins » a évolué depuis le dais de la Salette : il ne s'agit plus d'un taffetas façonné, mais d'un lampas dont la chaîne pièce est en coton (elle est dissimulée par les trames) et la chaîne de liage en soie rouge, lancé de soie polychrome (schappe et soie tussah), de filés métalliques et de lames or et argent. Les trames sont ensuite découpées sur l'envers. Le liage vertical accentue le « trompe-l'œil » de broderie créé par le tissage, de même que le modelé des figures, souligné par des effets de « berclé. »
Le musée des Tissus conserve deux panneaux de présentation de l'Exposition universelle de PAris en 1900 qui contiennent respectivement le devant et le dos de la chasuble Salvatoris, généreusement donnés par la famille Truchot (inv. MT 2015.5.8 et MT 2015.5.9). C'est l'Exposition à l'issue de laquelle la maison Henry J.-A. est gratifiée d'un Grand prix, et durant laquelle elle dévoile également la chape angélique. dont le musée des Tissus conserve deux exemplaires, l'un monté (inv. MT 51441.1) et l'autre tombé du métier (inv. MT 2015.5.11), don de la famille Truchot.
Les archives de la maison Henry J.-A., conservées par la manufacture Prelle, à Lyon, préservent les données techniques relatives au patron 2953, un échantillon de tissage de la figure de la Vierge du devant de la chasuble, la mise en carte du voile de calice (faite de six morceaux en papier quadrillé gouaché, mesurant 117 centimètres par 117 centimètres, et datée du 13 janvier 1898) et six croquis de placement pour le tissage à disposition des éléments de l'ornement, dont le plus récent date de 1927, ce qui révèle le succès commercial de l'ornement Salvatoris, tissé pendant trois décennies, malgré sa polychromie qui ne correspond à aucune couleur liturgique (sans dominante de couleur, l'ornement est sensé, d'après le fabricant, pouvoir servir tous les jours de l'année, ce qui va à l'encontre des règles canoniques, la Sacrée Congrégation des Rites ayant rappelé à plusieurs reprises que seul l'or peut se substituer au blanc, au rouge et au vert) et un défaut faisant apparaître, à l'envers, les inscriptions grecques et latines du titulus de la croix du Christ.
Outre le devant et le dos montés sur leurs panneaux de présentation et cet exemplaire de la chasuble Salvatoris, le musée des Tissus conserve deux autres chasubles du même ornement (inv. MT 2015.5.13 et MT 2015.5.14), un manipule (inv. MT 2015.5.15) et une bourse (inv. MT 2015.5.16), tous donnés généreusement par la famille Truchot.
Le cachet de plomb et l'étiquette qui sont cousus à l'encolure indiquent que cet exemplaire a été présenté à l'Exposition universelle de New York, en 1939-1940.
Maximilien Durand