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| - Deux motifs différents, disposés alternativement en quinconce dans le sens de la largeur du tissu, composent ce décor. Très proches, ils représentent chacun un cheval — rose ou bleu — en course sur le jet vaporeux d’une sorte de baleine ou monstre marin. Des rouleaux d’écume de la taille des chevaux animent cette composition fantaisiste. Le scintillement des vagues du fond est figuré par de petits chevrons en lamé argent. Des coquillages, de la taille des chevaux — dont l’allure et le traitement naïf évoquent plutôt des poneys — ponctuent cet univers marin allègre et coloré. Elles sont représentées alternativement ouvertes ou fermées, changements matérialisés par leur couleur : bleu strié de blanc ou l’inverse. La fréquence des touches de rose et l’abondance du lamé dans le traitement des animaux marins ou des vagues font de cette étoffe une pièce particulièrement riche, dont l’impression joviale caractérise tout à fait le goût de l’artiste.
Raoul Dufy suit des études à l’École des Beaux-Arts du Havre puis de Paris, à partir de 1900. Sa peinture traduit alors son inclination pour les différents courants que sont l’impressionnisme, le cubisme, puis le fauvisme. Ils développent chez le peintre un goût pour l’ornementation et la décoration. Depuis son expérience du fauvisme, la couleur, particulièrement, l’intéresse. Grâce à Paul Poiret, célèbre couturier de la Belle Époque, Dufy fait la connaissance de Guillaume Apollinaire, qui prend connaissance de ses gravures sur bois de fil. En 1911 paraît l’un des ouvrages les plus important de la bibliographie moderne : le recueil de poèmes d’Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, illustré par les bois gravés de Dufy. Chaque planche, de format carré, figure un membre du cortège. Celles-ci sont fondamentales dans l’œuvre de l’artiste : elles lui enseignent la répartition des vides et des pleins dans une composition, et lui suggèrent, lorsqu’il change de support de création, des motifs qu’il réinterprète et réutilise tout au long de sa carrière, notamment dans la décoration textile.
Avec les planches gravées du Bestiaire, Dufy crée des tissus imprimés dans le cadre de la « Petite Usine », nom donné par le peintre à l’atelier monté en 1911 par Poiret boulevard de Clichy à Paris. Le couturier recrute pour l’aider un chimiste alsacien, Édouard Zifferlin. Dufy élabore des motifs qu’il grave dans les bois et imprime à la main sur les étoffes qui servent aux robes confectionnées par Poiret.
Ne pouvant, faute de moyens techniques, fabriquer des façonnés ou imprimer des métrages importants, Raoul Dufy et Paul Poiret sollicitent la maison de soieries Atuyer-Bianchini-Férier (qui change de raison sociale à la mort de l’un de ses associés, Pierre-François Atuyer, le 26 décembre 1912), pour la réalisation d’échantillons de tissus. Ce travail à la « Petite Usine » permet à Dufy d’exploiter son talent de décorateur. Ses audaces ne sont jamais bridées par l’esprit avant-gardiste du couturier.
Charles Bianchini pressent l’avantage qu’il aurait sur ses concurrents à s’allouer les talents d’un artiste indépendant pour la création de motifs pour ses textiles. Il propose à Dufy un premier contrat d’exclusivité de trois ans, signé le 1er mars 1912. Poiret est alors contraint de fermer la « Petite Usine », mais reste très attaché au style du peintre, dont il achète régulièrement les tissus édités par Bianchini-Férier. Pendant la Guerre, l’artiste n’est plus directement rattaché à la fabrique mais continue de vendre ses esquisses au soyeux. Il réintègre officiellement la maison en signant un deuxième contrat de trois ans le 26 avril 1919. Sa collaboration ne prend fin qu’en 1928.
Dans les années vingt, les tissus de Dufy pour Bianchini-Férier connaissent un certain succès ; de nombreuses publications les reproduisent ou les mentionnent dans les journaux spécialisés comme Vogue, la Gazette du Bon Ton ou Art et décoration. Néanmoins, il est important de souligner qu’ils sont réservés à une clientèle aisée et avant-gardiste : celle de la Haute Couture parisienne. Elle a les moyens de s’offrir les robes confectionnées dans les riches tissus Bianchini-Férier ; la soie dont ils sont faits et les techniques de façonnage employées les rendent particulièrement coûteux.
En 1919, la maison lyonnaise ouvre un rayon de tissus d’ameublement, ce qui donne à Dufy l’occasion d’interpréter encore différemment ses gravures du Bestiaire. Admirés par les conservateurs ainsi que dans les rapports des expositions et des foires où ils sont exposés, ces tissus montrent toute la verve et le génie de Dufy qui sait adapter sa production à la demande du marché, sans pour autant trahir son style. Les tissus haute nouveauté restent ceux auxquels il consacre la plus grande part de son travail, la production nécessitant d’être renouvelée à chaque saison. À cette époque la ligne de la toilette se simplifie énormément ; les robes tirent alors leur variété du tissu employé.
Le 14 mars 1922, Dufy écrit à Charles Bianchini : « Le travail des dessins pour la nouveauté est devenu pour moi trop fatiguant et trop obsédant, et je sens le besoin de repos de ce côté. Je rentrerai bientôt et vous ferai une nouvelle saison d’été, mais ensuite je vous demande de cesser. Pour la collection de l’ameublement, c’est autre chose et je ne renonce pas à continuer ce que vous avez entrepris avec moi. » Bien que la conception de motifs pour la nouveauté lui demande trop d’énergie, il produit durant les six dernières années de son contrat une dizaine de compositions d’ameublement, contre plus de deux-cent cinquante compositions pour l’habillement. Ceci s’explique certainement par le succès que ces dernières rencontrent auprès des jeunes couturiers de l’après-guerre.
Ce tissu a été conçu par Raoul Dufy et édité par la maison lyonnaise Bianchini-Férier en 1922. Lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925, il était présenté dans deux catégories différentes : aux côtés des tissus façonnés Bianchini-Férier pour l’ameublement et la nouveauté, et sous la forme d’une robe du soir à longue traine — intitulée Diane — confectionnée par Poiret (datée de 1925, elle se trouve aujourd’hui dans une collection particulière). Les tissus dessinés par Dufy dans cette Exposition étaient nombreux ; le rapport le mentionne d’ailleurs comme le « meilleur de ces dessinateurs d’avant-garde ». De nombreux éléments, les pointes des vagues, les nuages de vapeur et les rouleaux d’écume, dont la forme festonnée répond à celle des coquilles, trouvent leur origine dans la gravure d’Orphée, dans le Bestiaire. Celle du Dauphin a servi de point de départ pour la représentation des monstres marins.
L’ensemble constitue un vocabulaire personnel aisément reconnaissable qui permet à l’artiste de « substitu(er) des expressions conventionnelles à la réalité. Il a des moyens artificiels pour représenter l’eau, la terre, les moissons, les nuages qui ont atteint aujourd’hui dans le monde autant de force que les éléments eux-mêmes qu’ils représentent. Il appartenait à un génie de substituer sa vision à celle du public et de la faire prévaloir contre les données acquises […] et il a aujourd’hui imposé cet alphabet, dont il est l’auteur, aux connaisseurs d’art de l’univers » (Paul Poiret, En habillant l’époque, Paris, 1930).
Originaire du Havre, Dufy a toute sa vie exploité le thème de la mer dans ses tentures et ses compositions pour le textile. Il est d’abord présent sous la forme d’un sujet mythologique avec Amphitrite (dont la version en châle broché datée de 1925 est conservée au musée des Tissus de Lyon, inv. MT 50173.54), puis la Baie de Sainte-Adresse et le Bain des chevaux, datées de 1925 (toutes deux dans des collections particulières). Le thème des chevaux évoluant dans des vagues est donc exploité plusieurs fois et de différentes manières par le peintre. Pour l’habillement, Dufy privilégie les motifs pouvant se répéter sur toute la surface, dans n’importe quel sens ; leur rapport de dessin est réduit par rapport à l’ameublement, pour que le plissement de l’étoffe en mouvement n’en empêche pas la lecture.
Ce tissu incarne tout le faste et l’envie de nouveauté qui caractérise la mode féminine de l’après-guerre. Par sa qualité et sa complexité de tissage, il est représentatif du savoir-faire de la soierie lyonnaise dans ces années vingt. La Fabrique — qui regroupe l’ensemble des maisons de soieries lyonnaises — a trouvé dans la Haute Couture parisienne à cette époque un allié qui lui permet de demeurer l’experte de la partie technique (du tissage à la teinture et aux apprêts) et de vendre ses tissus haute nouveauté. Elle doit par conséquent s’adapter aux demandes des couturiers et des décorateurs, notamment en ce qui concerne la qualité et l’effet visuel de ses soieries.
La maison Bianchini-Férier fut pionnière dans la recherche de nouveaux tissus mis au point depuis l’apparition des fibres artificielles. En effet, la guerre a un impact important sur la production de tissus riches et chers, comme les damas et les velours. Parallèlement, la mode s’oriente depuis les années dix vers plus de légèreté et de souplesse ; la simplification de la ligne, l’usage de matériaux moins sophistiqués et le perfectionnement des fibres artificielles facilitent alors l’imitation des modèles de couture pour un marché de masse. En 1922, la rayonne viscose fait son apparition dans la couture. Elle est couplée à l’utilisation de la soie que les cours instables rendent de plus en plus chère. L’amélioration de sa fabrication encourage son utilisation par les soyeux. D’autant plus qu’elle sert à faire des façonnés et son brillant ne diffère guère de celui de la soie naturelle, tout en autorisant des variations de couleur en raison de ses réactions particulières à la teinture. L’utilisation de la viscose gagne bientôt des articles de plus en plus variés et délicats, dont les crêpes à partir de 1927. Le Rapport sur les travaux du jury de l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 mentionne la viscose comme complément légitime de la soie naturelle, cette dernière « se réservant les articles très riches pour lesquels on peut dépenser sans compter, et la soie artificielle apportant, au contraire, son concours si appréciable d’une coloration lumineuse à d’autres articles pour lesquels l’emploi de la soie naturelle représenterait une inutile prodigalité. »
Ce tissu s’inscrit pleinement dans ce type de production ; l’association de différentes armures de tissage, la combinaison de la viscose et de la soie ainsi que l’abondance du lamé témoignent de la richesse de la maison à cette époque, et des audaces dont peut faire preuve la Couture parisienne. Entré dans les collections du musée historique des Tissus de Lyon en 1926, ce tissu a été donné par la maison Bianchini-Férier l’année suivant l’Exposition des Arts décoratifs. Deux autres tissus de l’Exposition faisaient partie du lot : Paris ou Coin de fenêtre (inv. MT 30373) et Les Éléphants (inv. MT 30372), ce dernier ayant également été utilisé par Poiret. Étant hors concours, Bianchini-Férier ne reçut aucun prix lors de cet événement, mais les tissus de Dufy furent plusieurs fois mentionnés et particulièrement bien représentés dans les différents rapports publiés.
Clémentine Marcelli (fr)
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