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  • Sur l’initiative d’Ulysse Pila, Lyon organise en 1894 une Exposition universelle, internationale et coloniale. Cette Exposition a lieu au moment où la ville de Lyon observe avec intérêt les productions des colonies d’Extrême-Orient (la Cochinchine et le Tonkin en particulier) qui, dans la perspective de la sériculture, semblent prometteuses. Si les regards sont davantage tournés vers les colonies, l’intérêt pour le Japon n’a pas faibli : il suffit de voir le catalogue d’exposition dont la couverture de cuir gaufré et peint est ornée de mon (blasons japonais circulaires) de toutes tailles. On n’hésite pas d’ailleurs à dire de la ville de Kyōto, spécialisée dans la production de soieries, qu’elle est « le Lyon Oriental ». De la même façon que dans les Expositions précédentes, les collections officielles du Japon doivent rivaliser avec les collections particulières ; on retrouve à Lyon, sans surprise, la collection personnelle de Siegfried Bing, mais également de nouvelles, comme celle de la compagnie d’import-export Pohl Frères qui se distingue notamment par quatre vases à taille humaine en émail cloisonné. La Chambre de Commerce de Lyon y remarquera deux pièces textiles et en fera l’acquisition, pour la somme de cinq cent cinquante francs, afin d’enrichir les collections du musée historique des Tissus. Il s’agit de deux « tableaux brodés », comme l’indique la correspondance entre la Chambre et la compagnie, l’un chinois en « velours épinglé » (MT 25856), l’autre, japonais, brodé d’un « blaireau ». Ce dernier est en réalité un fukusa orné d’un animal proche du blaireau : le tanuki. De tous les animaux auxquels le folklore japonais a attribué des pouvoirs spéciaux, il en est deux qui se distinguent par leur popularité : le renard et le chien viverrin – ou tanuki, canidé proche du raton laveur et du blaireau. Le tanuki est investi très tôt de pouvoirs surnaturels dont le principal est le don de métamorphose. Dans l’ancien récit mythique Nihon Shoki, datant de 720, il est mention d’un soir extraordinaire où cet animal aurait chanté d’une voix cristalline avant de se changer en jolie jeune femme – de fait, cette histoire repose sur l’anecdote d’une demoiselle qui, la nuit tombée, s’est couverte d’une peau de blaireau (à l’époque, aucune différence n’est faite entre le blaireau mujina et le tanuki) afin de retrouver son amant, bravant ainsi le couvre-feu qui lui était imposé. Ce n’est cependant qu’à partir du XIVe siècle que les légendes entourant le tanuki se sont étendues à l’ensemble du territoire japonais. Il est, aujourd’hui encore, une figure très populaire associée à la fertilité et à la prospérité du commerce : on le retrouve fréquemment devant les échoppes, sous une forme anthropomorphe. Le tanuki fait partie du grand cortège des yōkai, esprits frappeurs japonais ; c’est un animal enclin à jouer des tours aux humains qui tiennent de l’espièglerie mais dont l’issue peut être tragique. Il n’est cependant pas limité à ce rôle : si du tort lui a été fait, il se montrera cruel et n’hésitera pas à recourir à la torture ou au meurtre pour se venger. À l’inverse, c’est un allié particulièrement bienveillant et serviable si un service lui a été rendu. On dit aussi de lui qu’il est capable de voir les vies antérieures des êtres qu’il croise, de prédire leur avenir ou bien le moment de leur mort. En revanche, si la subtilité caractérise son homologue renard, le tanuki fait souvent preuve de bouffonnerie, voire de maladresse. Ainsi, il arrive que ses tours se retournent contre lui. Un homme intelligent saura déceler sa présence et éviter ses supercheries : comme tous les yōkai, il est entouré d’un halo particulier quand il revêt une forme autre qu’animale. Outre son goût pour le travestissement, le tanuki peut prendre la forme de tout objet. Rien n’amuse plus le tanuki que de singer les humains. Ainsi, un homme qui pensera avoir conquis une femme séduisante un soir et qui se réveillera au petit jour sur un lit de feuilles décomposées au milieu d’une forêt inconnue aura été victime des facéties de l’animal. La séduction n’est cependant pas le jeu qui le caractérise. Les personnages qu’il incarne sont plutôt farcesques : on retrouve, dans son registre, la mégère borgne, l’officiel grincheux venu relever des taxes inconnues, ou bien l’ivrogne bruyant qui déchaîne son ire contre le mobilier – faut-il préciser que, de tous les animaux surnaturels qui aiment le saké, il est celui qui en consomme le plus ? Son incroyable don de métamorphose semble lui venir de l’élasticité, pas moins incroyable, de son scrotum dont la légende dit qu’il peut couvrir l’étendue de huit tapis, soit l’équivalent d’une pièce d’une maison. Filet, étal, cape, capuche, baluchon : cet attribut prendra toutes les formes possibles et sera abondamment illustré dans les ukiyo-e de l’époque Edo où il sera au sommet de sa popularité. Il intégrera même le registre Kyōgen, théâtre comique et populaire, sous la plume de Ii Naosuke dans la pièce Tanuki no hara tsuzumi (le tanuki qui joue du tambour sur son ventre) – c’est cette légende qui est illustrée ici : il arrive, certaines nuits, que les tanuki se rassemblent afin de donner des « concerts ». Lors de ces fêtes, ils enflent leur ventre jusqu’à ce qu’il atteigne la taille d’une énorme sphère, puis le frappent de leurs pattes ou de mailloches, ce qui produit ce son : Taketen-teketen-teketen/ Dokodon-dokon-dokon. Ils accompagnent ces percussions du chant rythmé pom-poko pom, pom-poko pom. Ceux qui voudraient espionner ces célébrations seraient envoûtés par la musique des tanuki et se perdront alors dans les marécages où elles ont ordinairement lieu. Ce fukusa représente cette scène nocturne : sur un fond de satin noir, un tanuki brodé est assis sur ses pattes postérieures ; sa patte antérieure droite repose sur son abdomen rebondi. Éclairé par la lune, il fixe cette dernière, à demi voilée par des nuages vaporeux qui semblent apparaître ou disparaître du fukusa selon l’endroit où se situe le spectateur. Le paysage autour de l’animal est suggéré de façon succincte par quelques herbes parmi lesquelles on trouve de rares plantes aux fleurs bleues et délicates. Le réalisme photographique de cette composition est en rupture avec les représentations traditionnelles du tanuki, si ce n’est la présence du motif de la lune qui lui est souvent associé (c’est un animal nocturne, et les yōkai commettent généralement leurs méfaits de nuit). C’est sa posture, plus que son ventre légèrement bombé, qui nous indique qu’il s’agit du tanuki no hara tsuzumi. Si le tanuki est un sujet très populaire des ukiyo-e ou des netsuke – ces arts décoratifs se prêtent d’ailleurs particulièrement à la représentation caricaturale correspondant à son caractère bouffon, on ne le voit jamais orner les pièces textiles et à plus forte raison les fukusa car ce n’est pas un motif porteur de sens. L’enjeu de ce fukusa n’est pas de présenter les coutumes ou l’art traditionnel japonais mais au contraire de montrer les progrès techniques effectués au cours du siècle. Il ne faut pas chercher ici une représentation idéalisée d’un Japon féodal mais la virtuosité toute moderne dont sont capables les artisans japonais au tournant du siècle, incarnée ici dans le recours au shūga, littéralement « peinture à l’aiguille », technique dont le nom illustre parfaitement le degré de précision des détails de cette broderie. La superposition de fils de nuances proches et variées confère au pelage du chien viverrin des effets de couleur et de texture qui ne sont ordinairement pas attribués à la broderie japonaise. Au contact de l’Europe, le Japon a pu importer des technologies et techniques qui ont contribué à l’amélioration de leur production textile. Les mutations de l’art textile japonais ont conditionné sa célébration à l’échelle internationale. Le fukusa désigne, à l’origine, une pièce textile caractérisée davantage par une fonction que par un format : son rôle est de couvrir, lors de la cérémonie du cadeau, le présent offert et le plateau de bois sur lequel ce dernier repose. Sa transformation en bien d’exportation (et, par conséquent, en objet ornemental) commence en 1872 au Japon quand le comité chargé de préparer les collections à présenter lors de l’Exposition universelle de Vienne l’année suivante décide d’acheter aux artisans de Nishijin plus de sept cents fukusa, dans le seul but de les vendre aux Occidentaux. Le succès commercial de cette opération conduit les Japonais à créer davantage de ces pièces textiles pour les Européens en s’adaptant au nouvel usage qu’elles trouvent en Europe où elles deviennent des ornements muraux. Cela implique que l’ornementation devient plus importante que la signification qui lui est associée, et donc une plus grande liberté dans le choix des sujets représentés. D’objet porteur de sens, le fukusa se change en objet purement décoratif entre les mains des Occidentaux. La deuxième moitié de l’ère Meiji (à partir de 1880) voit la production textile japonaise changer : de grandes pièces sont utilisées comme cadeaux diplomatiques et présentées aux Expositions afin de faire connaître le génie et l’habileté japonais (la virtuosité exigée par ces pièces peut demander deux ou trois ans de travail consécutifs par plusieurs artisans spécialisés dans des techniques et domaines différents). Outre le rayonnement de sa production à l’échelle internationale, l’une des ambitions du Japon est d’imposer les thèses d’Okakura Tenshin selon lesquelles aucune différence ne devrait être faite entre les Beaux-Arts et les arts appliqués à l’industrie. Cet effort a abouti en 1893, lors de l’Exposition de Chicago où, pour la première fois, le Japon a pu concourir dans la section Beaux-Arts avec ses pièces textiles. Le sommet de la réputation de cet art textile est atteint en 1900 : pendant l’Exposition de Paris, l’actrice Sarah Bernhardt s’entiche d’une grande tenture de velours coupé teint en réserve représentant un vol de bécasses au-dessus de la mer au crépuscule, véritable chef-d’œuvre d’exposition présenté par l’entreprise Iida. Voulant en quelque sorte l’essayer sur ses murs, Sarah Bernhardt l’emporte chez elle avec l’accord de la firme, mais ne la rapportera pas, pensant que l’entreprise se ferait un honneur de lui offrir un présent. Bien embarrassé, Iida Shinshichi n’ose pas réclamer de paiement à cette grande dame de peur d’avoir l’air offensant – c’est finalement l’un des protecteurs de l’actrice qui s’acquittera de la facture. Plus grave : l’entrepreneur ne peut pas non plus recevoir de prix pour cette tenture qui a pourtant été créée à ces fins. Ce n’est paradoxalement pas un grand prix mais la presse, qui achèvera de parfaire la réputation des textiles de la firme : quand le bruit court que la grande actrice a acquis une tenture japonaise pour décorer son intérieur, toute dame digne de ce nom voudra, elle aussi, en avoir une. Hugo Develly (fr)
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