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| - Philippe de Lasalle est probablement l'une des figures les plus marquantes de la Fabrique lyonnaise. Né le 2 septembre 1723, à Seyssel, de Claude-Philippe de Lasalle, receveur général des fermes de Savoie, et de Marie-Charlotte Benoît, baptisé le jour-même, Philippe de Lasalle est orphelin de père à l'âge de un an. Sa mère s'installe à Lyon avec ses enfants, où elle est aidée par sa famille. Philippe de Lasalle suit une première formation auprès de Daniel Sarrabat (1666-1748). Comme il montre d'heureuses dispositions dans cette voie, son oncle paternel, Étienne Benoît, l'envoie à Paris pour y perfectionner son apprentissage dans les arts, probablement aux Gobelins. Il est alors âgé d'environ quatorze ans. La Notice historique sur la vie et les travaux du cit(oyen) de Lasalle, célèbre dessinateur et mécanicien, né à Seyssel le 23 septembre 1723 et mort à Lyon le 27 février 1804 adressée aux auteurs du Bulletin de Lyon par la Commission administrative du Musée de cette Ville publiée le 16 ventôse an XII (7 mars 1804) rapporte cette anecdote : « Les talents de François Boucher jouissaient alors d'une faveur brillante ; notre jeune artiste lui fut présenté. Ce peintre, frappé des observations judicieuses qu'il faisait sur ses ouvrages, le retira des écoles publiques, le prit au nombre de ses élèves, et bientôt lui témoigna une prédilection singulière. L'imagination vive et féconde de Philippe de Lasalle le portait spécialement aux études relatives à l'art de la décoration. Dutilleul (sic), habile artiste en ce genre, lui donna de l'emploi. » Il faut évidemment reconnaître dans le Dutilleul de la notice nécrologique Charles-Gilles Dutillieu (1697-1738), peintre de fleurs et d'ornements, qui assista François Lemoyne dans la décoration du Salon d'Hercule à Versailles et qui était aussi un grand ami de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755).
À la mort de Gilles-Charles Dutillieu, le 11 juin 1738, son fils, Jacques-Charles (1718-1782), revenant d'une formation de deux ans comme dessinateur de fabrique à Lyon, reprit l'entreprise de son père où était employé Philippe de Lasalle. Dans ses mémoires, Jacques-Charles Dutillieu indique que « plusieurs bonnes familles lyonnaises qui, selon leur usage, destinaient leurs enfants au commerce de leur ville, les envoyèrent alors à Paris pour étudier le dessin et surtout la peinture de fleurs. Je vis donc arriver dans l'atelier de mon père ces jeunes gens bien parés, faisant sonner dans leur gousset les écus paternels. Ils menaient bonne et joyeuse vie. Cela me donnait une haute idée de la manufacture de Lyon. » Jacques-Charles Dutillieu quitta finalement Paris en 1742, pour revenir à Lyon comme dessinateur de fabrique. Philippe de Lasalle demeura à Paris. C'est probablement vers cette période que se situe l'anecdote rapportée par Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) dans ses Études de la nature publiées à Paris en 1784 d'une rencontre entre Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et un jeune dessinateur devenu célèbre au moment de la publication de l'ouvrage, dans lequel il faut peut-être reconnaître Philippe de Lasalle : « Je montrais à J. J. Rousseau des fleurs de différents trèfles que j'avais cueillies en me promenant avec lui ; il y en avait de disposées en couronnes, en demi-couronnes, en épis, en gerbes, avec des couleurs variées à l'infini. Quand elles étaient sur leurs tiges, elles avaient encore d'autres agrégations avec des plantes qui leur étaient souvent opposées en couleurs ou en formes. Je lui demandais si les botanistes s'occupaient de ces harmonies : il me dit que non, mais qu'il avait conseillé à un jeune dessinateur de Lyon d'apprendre la botanique pour y étudier les formes et les assemblées de fleurs, et que par ce moyen, il était devenu un des plus fameux dessinateurs d'étoffes de l'Europe. »
La Notice historique sur la vie et les travaux du cit(oyen) de Lasalle indique : « Les succès du jeune homme le firent remarquer, et le dessinateur d'une fabrique alors très accréditée résolut de se l'attacher. Il mit dans ses intérêts Guignon et Mondonville, illustres musiciens, amis de de Lasalle. Ceux-ci, partant pour Lyon, l'emmenèrent avec eux, ou plutôt l'enlevèrent. » Jean-Pierre Guignon (1702-1774) et Jean-Baptiste Cassanéa de Mondonville (1711-1772) se produisirent à Lyon en 1744. La Notice sur M. Delasalle publiée dans la rubrique Nécrologie du Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome septième (germinal an XII ; mars 1804) donne quelques précisions sur l'« enlèvement » orchestré par Guignon et Mondonville : « [Philippe de Lasalle] reçut les premières leçons du dessin dans l'école de Sarrabas (sic), peintre d'histoire à Lyon. Il fut ensuite élève de François Boucher, dont la manière factice ne pouvant satisfaire le jeune Delasalle le décida peut-être à tourner son talent du côté de la décoration. Il était en chemin pour Rome, lorsqu'il fut retenu à Lyon par M. Charryé, négociant distingué, qui crut devoir l'associer à son commerce, et lui donner sa fille en mariage. »
C'est très probablement en lui promettant de le conduire à Rome, ou de l'avancer dans un voyage vers l'Italie, que les musiciens ont convaincu le jeune artiste de se rendre à Lyon avec eux. En effet, l'acte d'apprentissage de Philippe de Lasalle dans la fabrique est conservé et il date du 29 juillet 1744. L'apprentissage s’est déroulé sous la conduite de Jean Mazancieu, « maître fabricant d'étoffes d'or, d'argent et de soye de la ville de Lyon » : c'est François Charryé (ou Charrier) qui s’est porté caution. Quelques jours plus tard éclatait la révolte des ouvriers en soie d'août 1744. Jacques-Charles Dutillieu, dans ses mémoires, indique que Guignon et Mondonville, toujours présents à Lyon, tentèrent de raisonner les révoltés. Après son apprentissage, Philippe de Lasalle travaille comme « dessinateur ché (sic) Mr Charrié marchand fabricant rue Ste Catherine au cœur volant ».
Le 7 mai 1748, il épouse la fille de François Charrier, Élisabeth, et accède ainsi à la maîtrise « par franchise ». Élisabeth lui donnera six enfants : Marie-Élisabeth et Étienne, nés tous deux en 1749, Didière, née en 1752, Marie-Françoise, née en 1753, Suzanne, née en 1758, et Élisabeth-Sophie, née en 1763. À la mort de Philippe de Lasalle, une seule de ses filles est encore en vie, Suzanne. Elle avait épousé Pierre-Thomas-Nicolas Thierriat, avocat en Parlement de Paris, directeur général des fermes du roi. Une autre de ses filles, Marie-Élisabeth, épouse, en 1764, un avocat en Parlement nommé Loyseau, qui interviendra dans les affaires familiales en faveur de son beau-père. En 1749, Philippe de Lasalle s'associe à son propre beau-père et à ses fils dans la maison Charrier père et fils comme marchand-fabricant, tout en assurant la fonction de premier dessinateur. Il habite avec eux la maison du Cœur-Volant, rue Sainte-Catherine. Il a pour voisin Jean Revel (1684-1751).
En 1751, la maison Charrier père et fils, devenue Lasalle, Bouchet, Charrier et Charrier, s'établit quai de Retz. Le 19 décembre 1756, l'association est dissoute et Philippe de Lasalle exerce alors sous son propre nom, comme dessinateur, fabricant et négociant. C'est peut-être à cette époque qu'il réalise son premier autoportrait au pastel, qui a rejoint en 2009 les collections de l'Hôtel Mazin La Fayette à Paris. Philippe de Lasalle y apparaît à sa table de travail, vêtu d'un habit bleu, coiffé d'une perruque poudrée. Il présente une feuille sur laquelle apparaît une fleur traitée au naturel. Des godets et des pinceaux montrent qu'il vient d'achever sa peinture.
Élisabeth Charrier-Lasalle participe activement à la gestion des affaires de son époux. Des permissions lui sont accordées pour exporter ses marchandises vers l'étranger, en Allemagne (1754), en Italie (1756) et en Espagne (1762). Dès le 8 décembre 1758, il obtient sa première pension annuelle qui s'élève à six cents livres, pour encourager le renouvellement du dessin de fabrique qu'il a opéré. Le contrôleur général des finances, dans une lettre adressée à Jean-Baptiste-François de la Michodière, intendant de Lyon, justifie ainsi cette gratification : « C'est moins pour récompenser le S(ieu)r de la Salle fabriquant et dessinateur à Lyon de son exacte probité et de son zèle et des talents supérieurs dans l'art de dessiner les étoffes dont j'ay reçu de touttes parts les témoignages les plus avantageux et dont j'ay rendu compte au Roy que pour luy en témoigner sa satisfaction et luy donner preuves en même temps de sa protection, que sa majesté veut bien [...] luy accorder une pension annuelle [...]. »
Dans la réponse que Philippe de Lasalle fait au contrôleur général pour le remercier, il témoigne déjà de ses difficultés financières. Philippe de Lasalle se dit « heureux si cette première faveur me met à même d'en mériter de plus importantes a ma situation et aux pertes ou l'ardeur d'acquérir quelque gloire dans mon talent par des routes nouvelles m'avoit imprudemment conduit. J'ay trouvé mon refuge dans l'appui que vous avez accordés aux arts et aux talents, et je dois à votre Grandeur de m'avoir empêché de succomber entièrement. » Le 27 décembre 1758, Philippe de Lasalle obtient en plus une gratification de deux mille livres pour ses dépenses pendant un séjour à Paris, somme prise sur le produit des droits des étoffes étrangères qui se perçoivent à Lyon. Une autre pension lui est encore accordée le 1er février 1760 pour la prise en charge d'élèves. Il succède dans cette fonction à Dacier, spécialisé dans les damas — dessins pour ameublement en deux et trois couleurs — auquel le surintendant de Machault avait accordé, par une lettre adressée de Versailles au Consulat lyonnais le 6 mai 1756, une pension annuelle de six cents livres pour accueillir six élèves avec la possibilité de toucher, s'il y a lieu, une gratification. Dacier était alors poursuivi par ses créanciers. Son collègue Antoine-Nicolas Joubert de l'Hiberderie (1715-1770), dans son ouvrage Le dessinateur, pour les fabriques d'étoffes d'or, d'argent et de soie, publié à Lyon en 1765, déclare que « ses desseins étoient marqués à ce coin de perfection & de grandeur qui caractérisent le génie, & où jamais aucun Dessinateur n'a pu atteindre : aussi la Ville de Lyon a-t-elle récompensé ses talens par une pension dont il a peu joui. »
On connaît cependant mal la production de Philippe de Lasalle durant les années 1750 à 1770. Il est certain qu'il s'attache, pendant ces années, à perfectionner le dessin des étoffes brochées pour meubles — sa nécrologie, en 1804, indique : « ses progrès devinrent chaque jour plus rapides ; il créa le grand genre des étoffes pour meubles, et fit à la navette des tableaux d'animaux, admirables » — ; dans une lettre datée du 3 janvier 1760, il évoque une imitation de fourrure qu'il a exécutée quatre ans plus tôt et qui était alors extrêmement innovante, et l'introduction, dans le tissage, des motifs de paysages, d'oiseaux ou de personnages : « Vous n'ignorez point que l'art s'acquiert par l'émulation, et les grands exemples ; le travail et mes observations sur les ouvrages de ceux qui se sont distingués dans la carrière que je suis ont seuls formé mes talents; plus d'ardeur encore à mériter la protection que vous leur accordez peut leur procurer un jour cette célébrité qui offre des modèles à imiter et excite d'autres génies qui la surpassent : ainsi parmi nous dès qu'un morceau frappant est sorti de la main d'un artiste habile il est levé et porté sous les yeux de chaque concurrent qui cherche les moyens de se le procurer et fournit souvent par son caractère ou la mode de la saison ou l'exemple d'un beau sujet. Lorsque j'eus traité en 1756 une peau de tigre travaillée avec un peu d'art sur un fond d'or, on vit éclore dans chaque fabrique des desseins pleins de goût représentant diverses fourrures ; il en fut de même en d'autres temps lorsque j'introduisis des paysages, oiseaux et personnages. »
Il indique dans cette même lettre qu'il prépare « une étude allégorique pour la venue du Roy à Lyon et de celui des Deux-Siciles. » Philippe de Lasalle évoque ici la rencontre qui avait été projetée à Lyon entre Louis XV et de Charles III, successeur du roi d'Espagne Ferdinand VI. La mort sans postérité, le 10 août 1759, de ce dernier avait rappelé au trône de Madrid le premier né d'Élisabeth Farnèse, Don Carlos, roi des Deux-Siciles. Aux termes du traité d'Aix-la-Chapelle, il devait abandonner la couronne de Naples à son frère, l'infant Don Philippe, moyennant la rétrocession par ce prince du duché de Parme à la Maison d'Autriche. Charles III ayant obtenu de céder ce trône à son troisième fils, l'infant Don Ferdinand, pouvait toujours craindre une intervention autrichienne. Par ailleurs, sitôt la guerre continentale terminée, le roi de Sardaigne pouvait, également en vertu du traité d'Aix-la-Chapelle, revendiquer la majeure partie du Placentin, occupé par l'infant duc de Parme. Depuis 1756, l'alliance de la France et de l'Autriche avait conjuré pour un temps le péril. Il importait cependant qu'un traité liât l'Espagne avec Louis XV, pour éviter que la Cour de Versailles ne fît à sa nouvelle alliée, comme témoignage d'amitié, le sacrifice des intérêts espagnols. Une rencontre avait été projetée à Lyon entre le roi de France et Charles III qui avait pour objet de préparer cette alliance. Elle fut finalement annulée, malgré l'annonce des préparatifs.
C'est le 15 août 1761, à l'instigation du duc de Choiseul, qu'a finalement été signé le « Pacte de famille » qui unit les différentes branches régnantes de la famille Bourbon (royaumes de France, d'Espagne, des Deux-Siciles et duché de Parme). La signature de ce traité, on le sait, a donné lieu à des représentations allégoriques, dues par exemple au pinceau de Jean-Jacques Bachelier (Le Pacte de famille, huile sur toile, 1762, Paris, musée du Louvre, inv. RF 2382, déposé à la Bibliothèque municipale de Versailles) ou de Charles-Amédée Philippe Van Loo (Allégorie du Pacte de famille, huile sur toile, 1762, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et Trianon, inv. MV 6075; RF 2846), ou au ciseau de Jean-Jacques Caffiéri qui présenta un groupe en marbre commandé par le duc de Choiseul au Salon de 1769. Plusieurs Académies, également, mirent au concours le thème du Pacte de famille.
La laize conservée au musée des Tissus est l'étoffe projetée par Philippe de Lasalle à l'annonce de la venue à Lyon de Louis XV et de Charles III d'Espagne. Elle présente, sur un fond de satin jaune, un décor liseré (crème et bleu clair) et broché (parme, brun-vert et brun-vert foncé) avec un grand cartouche en forme de pergola, sous laquelle une figure allégorique, la Renommée, couronne un buste du roi Henri IV portant, en médaillon, sur la poitrine, le profil de Marie de Médicis. Un Amour accompagne la Renommée et dépose une guirlande sur le fût de la colonne torse qui soutient la sculpture. Des branches de lilas et des vases fleuris ornent les montants de la pergola, à laquelle sont accrochées des guirlandes de convolvulus. La terrasse sur laquelle repose cette pergola est traitée en effet de marbre veiné. Elle comporte des anneaux, qui soutiennent un rang de perles et les rubans auxquels sont suspendus un grand médaillon contenant un coq et une poule dans un paysage fleuri. Dans la bélière de ce médaillon passent une guirlande de lierre, suspendue par deux anneaux à la terrasse de la pergola, aboutissant de part et d'autre à deux vases à l'antique contenant un bouquet de mauves, et une guirlande fleurie, soutenant deux autres médaillons et retenus par les mêmes vases. Dans chacun des médaillons, une colombe en vol arrête dans son bec une flèche, protégeant une poule. Dans la bélière inférieure des trois médaillons est enfilé un rang de perles, qui encadre, au sommet de la pergola (quand le rapport de dessin se répète), un couple de colombes se becquetant.
La Renommée couronne donc l'ancêtre commun des Bourbons, apportant à la France (le coq) et aux autres membres de la famille (les poules) la paix (la colombe arrêtant un trait) et l'harmonie (le couple de colombes).
D'autres allégories furent produites à Lyon pour commémorer la signature du « Pacte de famille. » Les Affiches de Lyon (n° 26, p. 103), décrivent par exemple les décors allégoriques utilisés pour la fête précédant la Nativité de saint Jean-Baptiste, le 23 juin 1762 : « Le 23 de ce mois on fit tirer à l'heure ordinaire & avec les cérémonies accoutumées les feux d'artifice que l'usage le plus ancien & le plus respectable a de tout temps consacrés à la célébration de la Nativité de S. Jean-Baptiste. MM. les Chanoines de l'Eglise, Comtes de Lyon, avaient fait placer sur la décoration qu'on avait élevée au milieu de la place S. Jean, un tableau représentant le Pacte de famille. On y voyait la Concorde sous la figure d'une femme vêtue de blanc qui unissait par la main la France & l'Espagne représentées aussi avec leurs attributs caractéristiques : on lisait au bas Non sine nomine Divum, Ce n'est pas sans l'aveu des Dieux.
La décoration du feu ordonné par MM. du Consulat, sur le pont de pierre, exécuté par M. Cochet, d'après les desseins de M. Nonotte, peintre du Roi & de la Ville, de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres & Arts de Lyon, offrait la même idée en deux différents tableaux. On voyait sur la façade qui regardait vers S. Nizier, d'un côté, Louis XV, Roi de France, & de l'autre, Charles III, Roi d'Espagne, qui posant la main sur un autel antique s'y juraient une fidélité éternelle, & élevaient les yeux aux Ciel comme pour prendre à témoin de leur ferveur Louis XIV, qui du haut d'une nuée les contemplait avec complaisance & approuvait leur union, & dans le lointain on découvrait une pyramide, symbole de la gloire de ces Princes. Cet emblême était noblement représenté & facilitait l'application de ces vers empruntés de Virgile : Nulla dies pactum hoc populis nec foedera rumpet. Audiat hac genitor (Virg. Eneid. l. XII), Jamais rien ne rompra ni les liens par lesquels nous unissons nos peuples, ni l'alliance que nous contractons ensemble. Que notre père soit témoin de nos serments.
Du côté du Change, on apercevait dans un camp le génie de la France & celui de l'Espagne adossés contre un trophée d'armes, se tenant par une main, s'appuyant de l'autre chacun sur l'écusson de sa nation, & enfermés dans un grand cercle formé par un serpent symbole de l'éternité. Cet emblême expressif faisait encore une allusion sensible à la durée de l'heureuse alliance de la famille des Bourbons, qui est l'ouvrage de la sagesse & de la prudence du Ministre qui l'a cimentée. On lisait au bas ce vers : Foedera Borbonidum populis sint nuntia pacis, Que l'alliance des Bourbons soit pour les peuples le présage de la paix. »
Philippe de Lasalle, avec cette laize commémorative, livre ici un des premiers exemplaires de ses étoffes à décor d'animaux et incluant des figures. Il faut croire que cette innovation fut remarquée par ses contemporains, puisque la laize est une des rares productions du fabricant à être dotée d'un titre, à l'instar d'une véritable œuvre d'art. En 1787, l'abbé Pierre Bertholon, dans son ouvrage Du commerce et des manufactures distinctives de la ville de Lyon, publié à Montpellier, rappelle les progrès que Philippe de Lasalle, dessinateur, fabricant et négociant (ce dernier est toujours vivant au moment où l'ouvrage est publié), a introduits dans le tissage des étoffes riches, par ses talents de dessinateur et par ses inventions (p. 195-196) : « Cet illustre dessinateur et fabricant, bien digne des honneurs et des bienfaits que le Souverain a versés sur lui, profitant des coups de lumière que Revel avait donnés, se fraya une route nouvelle par des nuances mélangées résultantes de la multiplication des lacs. On vit alors sur les étoffes, ce qui étonna, des fleurs et des fruits imitant parfaitement la nature, des pêches avec leur velouté, des raisins avec leur transparent, des oiseaux avec toute la richesse et la pompe de leur coloris, des paysages charmants où les lointains habilement placés faisoient l'illusion la plus ravissante. Jusqu'à lui, on avait jamais exécuté ces brillantes représentations avec cette correction, cette légèreté et cette fraîcheur dans le dessin qui le caractérisent. » L'abbé Bertholon rappelle ensuite les plus grands chefs-d'œuvre sortis des métiers de Philippe de Lasalle : « De cette Manufacture sont sortis les ornements pour le Sacre de Louis XVI, les belles étoffes connues sous le nom de la Renommée, du Jardinier, de la Bouquetière, etc... charmantes compositions ; mais pour l'effet et la magnificence, rien n'est comparable au faisan et au paon de la Chine. » Outre cette laize intitulée La Renommée, le musée des Tissus conserve également des exemplaires du Jardinier (inv. MT 1284), de la Bouquetière (inv. MT 2885), les deux figures pouvant être associées au sein d'un même médaillon, dans un tendre dialogue (inv. MT 2876.1 et MT 2920), mais aussi du Faisan et du Paon de la Chine (inv. MT 1278 et MT 2870, et mise en carte inv. MT 22047). C'est d'ailleurs bien sous son titre, La Renommée couronnant Henri IV, que la laize a été décrite dans l'inventaire manuscrit de la collection de François Bert, professeur de théorie, acquise par le musée d'Art et d'Industrie en 1862, et dans le livre d'inventaire de l'institution. Un autre exemplaire de cette étoffe est conservé au musée de la Mode et du Textile, les Arts décoratifs, à Paris (inv. 13301).
Cette laize est aussi la première sur laquelle Philippe de Lasalle déploie un sujet politique d'actualité, traité sous la forme d'une allégorie. Il renouvellera cette démarche à plusieurs reprises au cours de sa carrière, notamment durant les années qui marquent son travail pour l'impératrice de toutes les Russies Catherine II, et plus particulièrement à partir de 1771. Il fait parvenir à la souveraine, à cette date, son portrait tissé, dont le musée des Tissus conserve un exemplaire (inv. MT 2869). Celui qu'il lui envoie est conservé au musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg (inv. T-6920), et il porte en broderie la signature du maître, « LASALLE FECIT », et des vers composés par Voltaire, le philosophe étant probablement à l'origine de cette initiative : « DU NIL AU BOSPHORE, L'OTTOMAN FREMIT./ SON PEUPLE L'ADORE, LA TERRE APPLAUDIT. V[oltaire]. » Catherine II reçut également une scène tissée, agrémentée du même entour de fleurs que le portrait, commémorant la victoire de ses armées sur la flotte turque à Tchesmé, en 1770. Catherine II, sous les traits de Minerve, y décore de l'ordre de Saint-Georges le comte Alexeï Grigorievitch Orlov-Chesmensky. La signature de Lasalle, « LASALLE FECIT », y est également brodée, avec d'autres vers composés par Voltaire : « REÇOIS DE CETTE AMAZONE/ LE NOBLE PRIX DE TES COMBATS./ C'EST VENUS QUI TE LE DONNE/ SOUS LA FIGURE DE PALLAS. V[oltaire]. »
En 1773, Philippe de Lasalle livre à Catherine II la tenture dite « de Tchesmé » (inv. MT 2886) qui commémore, là encore sous une forme allégorique, la victoire de la Russie sur la flotte ottomane.
C'est aussi un des premiers exemplaires de grand façonné à décor complexe produit par Philippe de Lasalle, dix ans avant la mise en œuvre du « semple amovible » qui caractérise la production des grandes tentures livrées à Catherine II (la tenture aux « Perdix », inv. MT 2882 ; celle « à la corbeille de fleurs » ou « au panier fleuri », inv. MT 1279 ; celle dite « aux colombes », inv. MT 29688, par exemple...).
Les caractéristiques techniques de La Renommée sont déjà, à peu de choses près, celles qui distinguent les productions de Philippe de Lasalle dans la décennie 1770-1780 : les lisières sont formées de cordelines de cordonnet de soie, puis de mignonettes en satin (de 5, chaîne, décochement 3), rayé (crème, jaune, bleu, vert) ; le fond de la laize est en satin de 8, chaîne, par tous les fils et les deux lats de liseré, premier et deuxième lat ; chaque trame de liseré est liée en sergé de 3 lie 1, S, par un sixième des fils (à liage repris) et repose sur le fond en satin de 8 par la moitié des coups ; lorsque la trame de liseré n'est plus utilisée dans le décor, elle reprend sa place dans le fond de satin de 8 ; chaque lat de broché est lié en sergé de 3 lie 1, S, par un sixième des fils (à liage repris) et repose sur le satin de 8 du fond ; à l'envers, entre deux détails des motifs, les trames de broché flottent sans liage lorsqu'elles ne sont pas utilisées dans le motif.
La collection du musée des Tissus conserve de nombreux témoignages de l'activité de Philippe de Lasalle. Elle permet ainsi de préciser les étapes de la chronologie de sa carrière, dont l'épisode le plus connu est peut-être la décennie durant laquelle il réalise les commandes de Catherine II, grâce au fameux métier à « semple amovible qu'il a mis au point. Il est, en effet, à l'origine d'importantes innovations techniques et pour cela obtient, au cours de sa carrière, des récompenses peu communes pour les progrès qu'il génère dans le développement des manufactures et pour les améliorations qu'il apporte au métier. Il est finalement anobli en 1775 et reçoit le cordon de l'Ordre de Saint-Michel, ordre de chevalerie qui gratifie les savants, les écrivains et les artistes. L'Académie des sciences consacre, en 1779, ses recherches en lui décernant le prix d'honneur. En 1783, il obtient la grande médaille d'or destinée aux travaux les plus utiles au commerce. Les archives et les documents qui le citent avant la Révolution le désignent tout à la fois comme « marchand », « négociant », « mécanicien », « inventeur », « fabricant » ou « dessinateur », et sa production a été abondante. Mais Philippe de Lasalle perd beaucoup au Siège de Lyon en 1793. Sous le Directoire, sa situation est précaire. Il refuse cependant le poste de professeur de dessin à Lyon qui lui est proposé par le ministre de l'Intérieur, mais accepte de s'installer dans les bâtiments du Grand Collège, puis au Palais Saint-Pierre, où il transporte ses métiers dont le Conseil municipal a fait l'acquisition. Il y meurt en 1804, laissant le souvenir d'un « artiste » hors pair, parfois qualifié de « Raphaël du dessin de fabrique ». On comprend, par les différentes entreprises qu'il a menées, que son importance pour la Fabrique lyonnaise a bien évidemment dépassé le seul domaine du dessin.
Maximilien Durand (fr)
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