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| - Sous la Restauration, la maison Grand frères, successeurs de Camille Pernon, confirme l'excellence de sa tradition et obtient les plus remarquables commandes royales. Louis XVIII, pour répondre à l'appel des fabricants d'étoffes façonnées de Lyon, provisionne une première fois cinq cent mille francs de commandes en 1815 — décision finalement ajournée à cause des Cent-Jours —, puis une nouvelle fois cinq cent mille francs sur le budget de 1817, suivis de deux cent cinquante mille francs en 1818, sommes qui ont été réparties entre les différents fabricants lyonnais. Les commandes les plus conséquentes échurent cependant aux trois maisons les plus réputées, Grand frères, Chuard et Cie ainsi que Seguin père et fils et Yéméniz. Parmi elles, c'est indéniablement à la maison Grand frères que revient l'exécution des deux meubles les plus remarquables, le velours bleu et or de la Chambre de Louis XVIII au Palais des Tuileries, entre 1817 et 1819, et, entre 1819 et 1822, le lampas broché fond cannetillé cramoisi et or pour la Salle du Trône du même Palais.
Il semble que les frères Grand ont alors renoué avec Jean-François Bony (1754-1825), le dessinateur attitré de Camille Pernon dès 1802 et jusqu'à la mort du célèbre fabricant, en 1808. C'est lui qui fournit les dessins des meubles des pièces d'apparat et des appartements de Napoléon Bonaparte pour le Palais de Saint-Cloud, puis, en 1807, des tentures pour Versailles. À la mort de Camille Pernon, son associé Henry Ravy s'associe lui-même avec Jean-François-Zacharie Grand, l'un des employés de la maison. Dès 1808, Henry Ravy quitte la maison et Zacharie Grand s'associe avec son frère Jean-Étienne, sous la raison sociale Grand frères. Jean-Étienne Grand étant dessinateur — il participera au Salon de Paris en 1808, 1811, 1822 et au Salon de Lyon en 1827 —, c'est probablement son arrivée qui scelle le départ de Jean-François Bony, ponctuellement associé, une première fois, aux cousins Bissardon pour assurer, notamment, l'exécution d'un damas jaune à semé de fleurs éparses pour la Chambre à coucher de l'Empereur au Palais de Meudon qu'on envisageait initialement de faire tisser par Camille Pernon.
Mais la chute de l'Empire et la crise subie par la Fabrique lyonnaise dans les premières années de la Restauration expliquent sans doute que Jean-François Bony ait accepté de fournir à nouveau des dessins pour la maison Grand frères. Par ailleurs, l'un des cousins Bissardon, avec lesquels Jean-François Bony s'était associé en 1811 pour répondre aux commandes impériales pour le Palais de Versailles, venait de mourir : il s'agissait de Jean-Pierre Bissardon, dit « Bissardon-Lèques », décédé en 1816. Cet événement mettait un terme à la maison Bissardon, Cousin et Bony, qui éprouvait du reste de grandes difficultés suite à l'exécution du satin blanc, or et soie nuée, à couronnes de marguerites, bouquets de roses, rosaces et fleurs impériales pour la Chambre à coucher de l'appartement de l'Impératrice Marie-Louise au Palais de Versailles (inv. MT 36456), encore en grande partie impayée en 1816.
La réputation de Jean-François Bony comme dessinateur et brodeur était restée intacte. Lors des séjours à Lyon de Madame royale, duchesse d'Angoulême, puis de Monsieur, frère du Roi, et de Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, duchesse de Berry, entre 1814 et 1816, il est mentionné comme l'un des principaux acteurs de la Fabrique lyonnaise. Il est probablement sollicité par la maison Grand frères pour les commandes les plus prestigieuses que le nouveau régime promet. Le musée des Tissus conserve plusieurs projets à la mine de plomb, à l'encre ou à la gouache où l'on reconnaît sans aucun doute la main de Jean-François Bony et qui furent réalisés pour la maison Grand frères à partir de 1817. Parmi eux, certains concernent la Chambre de Louis XVIII aux Tuileries (inv. MT 44027, MT 44028, MT 44032, MT 44053, MT 44054 et MT 2014.0.6), dont le musée des Tissus conserve également un panneau de tenture (inv. MT 24826). On sait que le dessin des tentures et des autres étoffes a été corrigé et repris par Jacques-Louis de La Hamayde de Saint-Ange (1780-1860), dessinateur du Garde-Meuble, qui a attaché son nom au projet, occultant celui de Jean-François Bony.
En revanche, les dessins des étoffes de la Salle du Trône des Tuileries ont été réalisés par Jean-Démosthène Dugourc, autre dessinateur historique de la maison Camille Pernon. Le musée des Tissus conserve un échantillon de tissage réalisé par le tisseur Laurent Panisset pour ce meuble (inv. MT 35085) et une laize pour portières (inv. MT 24829).
Mais Jean-François Bony semble avoir régulièrement fourni des dessins pour les meubles de la maison Grand frères, comme en témoignent plusieurs esquisses à la gouache conservées au musée des Tissus et provenant des archives de la maison. Il a sûrement contribué, par sa science de la composition, au succès de la maison sous la Restauration.
À l'Exposition des produits de l'industrie française de 1819, la maison Grand frères présente « des velours chinés et unis de diverses couleurs, des étoffes pour meubles, en soie, or et argent, et du gros de Naples. Tous ces objets sont parfaitement exécutés, d'une grande beauté, de l'effet le plus riche. Les dessins sont exécutés avec une telle précision qu'on les croirait produits par l'impression et non par le tissage. Le velours chiné, qui présentait les plus grandes difficultés, est surtout remarquable par la précision des dessins et la perfection avec laquelle les nuances sont fondues. » Le jury lui décerne une médaille d'or.
À l'Exposition suivante, en 1823, la maison Grand frères a « exposé des étoffes pour meubles, parmi lesquelles on a particulièrement remarqué l'échantillon de la belle tenture à panneaux qui décore la Salle du Trône au Palais des Tuileries. Ils ont exposé aussi des damas, des velours liseré or, dont les liages sont parfaitement entendus ; des lampas, des satins brochés, en soie nuancée ; enfin, des satins de deux couleurs, d'une facture de dessin particulière. Toutes ces étoffes sont d'une exécution soignée ; les nuances en sont vives et bien entendues. Le jury déclare que MM. Grand frères continuent à mériter la médaille d'or qu'ils ont reçue à la dernière exposition. »
C'est cette même année 1823 que la maison reçoit la commande de ce brocart fond satin cramoisi fin (patron n° 1817) pour le Grand Salon des Princes au Château de Saint-Cloud. La laize du musée des Tissus est inédite, mais les archives de la maison Tassinari et Chatel conservent le Livre des soumissions de Grand frères et les archives de la commande — voir Bouzard-Tricou (Marie), Analyse et catalogue raisonné de la production des frères Grand, fabricants de soieries à Lyon, de 1808 à 1871, mémoire de maîtrise sous la direction de Daniel Ternois, Université Lyon 2, 1985, vol. 2, p. 252-253 (non publié) et Un âge d'or des Arts décoratifs. 1814-1848, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1991, n° 15, p. 89 —.
La soumission du 8 août 1823, qui comprenait aussi le projet d'un brocart fond satin cramoisi fin pour portières et draperies (patron n° 1818), fut approuvé par Thierry, baron de Ville d'Avray, intendant du Mobilier de la Couronne pour une somme totale de quarante-et-un mille huit cent vingt francs. Les frères Grand précisent dans la soumission que les « frais de dessin seront à notre charge », et que « tous les dessins des deux commandes seront approuvés par Mr le baron de Ville d'Avray. »
Le musée des Tissus conserve deux esquisses à la gouache pour la tenture (inv. MT 44055 et MT 44056), et deux autres pour les portières et draperies (inv. MT 44039 et MT 44040), qui furent soumis au baron de Ville d'Avray. Malgré les modifications de parti imposées, on reconnaît sans peine l'une et l'autre étoffe. On reconnaît aussi indubitablement l'auteur de ces esquisses. La qualité de papier employée, les lignes, tracées à la mine de plomb, pour matérialiser les lisières de l'étoffe et l'axe de symétrie vertical, le dessin préparatoire à la mine de plomb et la manière de poser la composition, puis de la mettre en couleur à la gouache, tout désigne Jean-François Bony. Le répertoire décoratif, également, lui appartient pleinement. Dans les esquisses pour la tenture, le dessinateur avait imaginé un rapport de dessin formant des montants qui se répétaient en quinconce, avec les sujets or brochés sur le fond cramoisi fin. Des branches d'olivier, enrichies aux extrémités d'ornements ou de culots d'acanthe, donnent naissance à des palmes adossées d'où jaillissent des cornets de feuilles d'acanthe remplis de fleurs, et notamment des lys.
Le parti retenu est un peu différent. Les lisières de la laize, où se fait le raccord du tapissier, sont ornées de montants damassés ton sur ton (la commission mentionne un « brocart fond satin double chaîne damassé liseré sergé, or filé frizé (sic) » ; aujourd'hui, on parlerait plutôt d'effet liseré), avec les branches d'olivier donnant naissance à des crosses d'ornements. Ils sont ponctués de rosaces brochées or. Au centre de la laize, des cornets de feuilles d'acanthe adossés, enrichis de palmes et d'ornements, contiennent des pommes de pin et des fleurs. Ils alternent avec des rosaces, l'ensemble étant broché or. La hauteur du rapport de dessin est de quarante-et-un centimètres et demi, pour une largeur de cinquante-et-un centimètres, soit un chemin à pointe double. Le délai fixé pour l'exécution de ces étoffes était de huit à dix mois à compter de la date de la commande, le 17 septembre 1823. L'étoffe pour tenture fut tissée par Berger et Pays. Le paiement devait s'effectuer en deux fois, la première moitié en 1824, la seconde, en 1825. À livraison, les étoffes furent soumises à la vérification de la solidité des couleurs.
Le musée des Tissus conserve une autre laize de cette étoffe (inv. MT 50017), acquise en vente publique en 1999 (Vincent de Muizon, Dominique Le Coënt, Château de Chantilly, Salle du Jeu de Paume. Samedi 27 mars 1999. Étoffes anciennes provenant d'une grande collection parisienne, lot 340, p. 35).
En 1820, Jean-François Bony s'était établi à Paris où il avait ouvert un atelier de broderie qui avait, notamment, travaillé pour le lit de la Chambre de Louis XVIII. Les dessins qu'il fournit à la maison Grand frères entre 1817 et l'année de sa mort, 1825, prouvent qu'il a conservé, comme dessinateur de fabrique, des rapports étroits avec les fabricants de Lyon. Durant toute sa carrière, on le sait, il a exercé parallèlement ses activités de dessinateur et de brodeur. Le musée des Tissus conserve un important fonds de dessins et différents documents de sa main. Ils permettent de retracer avec quelque certitude les grandes étapes d'une carrière prolifique.
Maximilien Durand (fr)
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