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| - Fils de Poséidon et de la Gorgone Méduse, Pégase est une figure majeure de la mythologie grecque. Un jour sur l’Olympe alors qu’un concours de chant avait été organisé entre les Muses et les fils de Piéros, le mont Hélicon se mit à grandir de plaisir, et menaçait de toucher le ciel. Poséidon demande alors au cheval ailé de frapper la montagne de ses sabots afin qu’elle retrouve ses dimensions d’origine. À l’endroit où Pégase avait frappé du sabot jaillit une source, Hippocrène, ou « Source du Cheval ».
En 1911, Dufy réalise une série de gravures qui serviront à illustrer le recueil de poèmes de Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée. Ces gravures sont le point de départ de ses futures créations textiles ; elles lui enseignent la concision du trait, la notion des vides et des pleins et leur équilibre de composition sur la surface plane. En 1911, l’artiste s’engage avec Paul Poiret dans l’aventure de la « Petite Usine », montée avec les moyens du couturier sur le boulevard de Clichy. Là, Dufy se consacre à la conception et à l’exécution d’étoffes imprimées avec les bois qu’il grave d’après les gravures du Bestiaire. Certains échantillons sont confiés à la réalisation de la maison de soieries lyonnaise Atuyer-Bianchini-Férier, qui doit cependant reproduire l’effet artisanal des impressions de Dufy, comme le pinceautage manuel et l’application des couleurs primaires.
En mars 1912, Charles Bianchini souhaite donner plus de moyens au talent décoratif de l’artiste, et l’engage sur contrat à fournir pendant trois ans des esquisses et des mises au net de ses dessins pour le textile. Dans un premier temps Dufy ne reprenait pas les gravures majeures du Bestiaire, mais il commence dès 1912 à exploiter toutes les possibilités décoratives qu’elles peuvent lui offrir, à commencer par le traitement des motifs végétaux stylisés, l’aspect schématique des animaux mis en scène, et le traitement particulier — inhérent à la technique de la xylogravure — de certains éléments.
Pour le tissu Pégase, Dufy a adapté la gravure du Cheval. Sur celle-ci, l’animal ailé est représenté de profil, la jambe gauche levée et regarde en direction du lecteur. Il figure dans un paysage composé sur sa droite d’un arbre trilobé à moitié hors cadre et d’un petit sapin ; sur sa gauche d’une fleur de lys sur tige et à l’arrière-plan de trois collines boisées. Sur celle du centre prend naissance la source Hippocrène, dont le cours se poursuit jusque derrière les sabots du cheval, formant une arabesque. L’adaptation de cette gravure pour le textile reprend l’essentiel de ces éléments. Seule la position et le traitement du cheval diffèrent, celui-ci est désormais dos au spectateur et tourne la tête pour le regarder. Dufy s’inspire d’une toile de Géricault, conservée au Louvre et datée de 1812 : Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (inv. 4885). Ce motif est expérimenté sur un damas pour l’habillement le 28 juin 1912 — il n’est pas commercialisé — puis transposé en satin façonné le 29 novembre 1919, lorsque la maison entreprend l’ouverture d’un rayon de tissu d’ameublement moderne.
En changeant la technique de tissage pour un même motif, Dufy substitue au scintillement cinétique du tissu pour la robe le calme nécessaire à la fonction du tissu d’ameublement. L’adaptation d’un décor à la fonction de l’étoffe se porte sur le rapport du dessin et sur les couleurs. Le choix du damas comme tissu façonné pour les premiers motifs adaptés des planches du Bestiaire répond à un but esthétique particulier bien connu du peintre. Cela nécessite une connaissance technique que Dufy a acquise à la « Petite Usine ». Le rapport de dessin diffère selon le tissu auquel le décor est destiné : « suivant l’armure ou le montage d’un damas le sujet prend un aspect différent » (Raoul Dufy). L’effet du damassé est une fragmentation en point des lignes, induisant l’irisation de la lumière sur le tissu, alors parfaitement adapté à l’habillement, où le goût se tourne à l’époque vers des soieries légères et scintillantes.
Lorsqu’il conçoit la nouvelle maquette pour le satin façonné que conserve le musée des Tissus, Dufy garde la composition d’origine mais réduit la profondeur de champ par un rapprochement des valeurs chromatiques entre le fond sombre, et les motifs de teinte moyenne (jaune). Le rapport de dessin est lui aussi modifié : le dessin de l’étoffe d’une robe aura un rapport nettement plus réduit que le dessin d’une laize d’ameublement destinée à recouvrir un mur. Ici le peintre a choisi de concevoir un motif à quatre chemins suivis, le maximum que puissent réaliser les métiers mécaniques de la maison lyonnaise. Dufy réserve généralement ses compositions dont l’iconographie est fournie aux étoffes pour l’ameublement, qui induisent une présentation plane et mieux exposée. C’est le cas du Pégase du musée des Tissus, où peu de place est laissé au vide, mais où les motifs s’enchaînent directement sans monotonie, la dynamique du cheval cabré et tourné rendant d’autant plus vivante l’exubérante flore qui l’abrite. Le traitement des végétaux et des fleurs dans tous leurs aspects est l’une des caractéristiques du goût de l’artiste pour le décor textile. Ainsi disposés en semis, en ramages, en bouquets, ils évoquent la forêt dans laquelle vit Pégase, sur les pentes de l’Hélicon.
Lors de l’Exposition des Arts décoratifs en 1925 sont exposés des tissus créés au lendemain du conflit, dont celui-ci fait partie. L’éclectisme domine alors les créations de Bianchini-Férier (la maison change de raison sociale à la mort de Pierre-François Atuyer le 26 décembre 1912), comme l’ensemble de la décoration textile de l’époque. Le succès des dessins modernes va de pair avec le maintien d’une production influencée par les styles anciens comme les motifs médiévaux ou Renaissance. Nul doute que Dufy s’est inspiré de ce genre de création. Le décor luxuriant du tissu Pégase évoque une tapisserie de millefleurs. Les couleurs, un camaïeu de vert éclairé de touches de jaune, comme la disposition des motifs sur un fond uni et plat, évoquent les verdures médiévales de la fin du XVe siècle, comme la célèbre Tenture de la vie seigneuriale, conservée à Paris, au musée national du Moyen-Âge-Thermes et hôtel de Cluny (inv. Cl. 2178 à 2183).
Toutefois, l’aspect stylisé de la végétation tient plutôt des canons de l’imagerie populaire, qui a beaucoup servi de source d’inspiration au peintre (notamment pour ses compositions destinées à l’impression des fameuses toiles de Tournon) ; les couleurs dissociées des lignes rappellent quant à elles l’influence du fauvisme dans la carrière de l’artiste.
Les ressources qu’offraient les musées d’Arts décoratifs et de textiles à Paris et à Lyon permettaient aux dessinateurs de l’époque d’enrichir leur répertoire décoratif, notamment antique et exotique, qui sont les deux courants d’inspiration majeurs de la mode contemporaine. Il est avéré que Dufy a plusieurs fois puisé dans les collections textiles du musée de Lyon pour adapter ses planches du Bestiaire, s’intéressant notamment aux soieries coptes et « sassanides » qui y sont conservés. Il serait tentant de rapprocher le tissu présenté ici avec l’un d’eux, le tissu dit « aux Pégases » (inv. MT 26812.11), provenant d'Antinoé et entré dans les collections de l’institution en 1898. Le décor est organisé en médaillons perlés contenant chacun un cheval ailé. Les points de tangence sont marqués par des rouelles, d'imposants fleurons rayonnants remplissent les écoinçons. La composition du Pégase de Dufy pourrait s’apparenter à celle du tissu « sassanide ».
Le cheval est inscrit dans un ovale formé par la rivière à ses pieds et les ramages qui l’entourent. Les points de tangence entre deux motifs sont matérialisés par une sorte de fleur bouclée, quant aux écoinçons, ils abritent un arbre à fleur trilobée surmontée de pétales disposés en grappe. Avec ce tissu, Dufy répond à l’engouement d’une époque pour les motifs tirés de l’Antiquité, bien qu’il n’en restitue pas la substantifique moelle. Passant au travers de multiples influences, le motif est entièrement façonné par l’artiste qui en offre un exemple à nul autre pareil. Tel n’est pas toujours le cas, lorsque Dufy reprend textuellement les frises de ménades peintes sur les vases grecs pour le Cortège d’Orphée, motif conçut dès 1913 et adapté en tissu pour l’habillement, puis pour l’ameublement en 1921, et dont le musée des Tissus conserve un exemplaire (inv. MT 30187).
Henri Clouzot considère les compositions de Dufy comme « le plus bel effort de nouveauté que nous ayons encore rencontré dans le dessin des tissus, où le modernisme s’est surtout manifesté jusqu’ici par le coloris » (« Les “Tissus modernes” de Raoul Dufy », Art et décoration, juillet-décembre 1920). Dans le même article, le conservateur du musée Galliera parle même d’« audaces décoratives », au regard des compositions des dessinateurs dits « classiques ».
Révélées au grand public en 1920, les créations de Dufy rencontrent un franc succès auprès des personnalités aisées de l’avant-garde et des couturiers, plus nombreux après-guerre à choisir ses tissus parmi ceux proposés par la maison. Elles sont d’ailleurs fréquemment présentées dans les magazines de mode, notamment Vogue et La Gazette du Bon Ton, où la mention de l’artiste passe sur le même plan que celle de la maison qui l’emploie.
Dufy est le premier et le seul artiste parisien indépendant à avoir été engagé par Bianchini-Férier. Les premières collections de la maison, créée en 1888, suivent le courant d’inspiration XVIIIe, mis à la mode par l’impératrice Eugénie. Dès le début du XXe siècle cependant, Charles Bianchini se montre sensible à la nouvelle esthétique Arts and Craft émergeant en Angleterre, suivie par l’influence des dessinateurs viennois de la Wiener Werkstätte. Mais les archives de la maison à cette époque conservent également des échantillons et des dessins imitant des batiks indonésiens, des toiles de Jouy et des tissus persans.
Dufy initie le tournant majeur que prend la production sous son influence à partir de son engagement en 1912. Il réinterprète les thèmes traditionnels, conserve le goût qu’avaient les dessinateurs lyonnais des XVIIIe et XIXe siècles pour l’utilisation d’un répertoire décoratif floral et figuratif, mais transforme la manière de concevoir les motifs dans l’espace. Plus aucun cadre, ni de bordure, ne compartimentent ses dessins. Le respect de l’échelle entre les végétaux et le motif principal est aboli, comme la perspective mathématique : « il n’y a que des couleurs dont les rapports entre eux créent l’espace, et c’est tout » (dans Pierre Courthion, « Mes conversations avec le peintre », préface du catalogue Raoul Dufy, Genève, musée d’Art et d’Histoire, 1952). Ce tissu était conservé dans les archives de la maison Bianchini-Férier, mises en vente par Christies’s en décembre 1999. Une grande partie de celles-ci fut acquise par le musée historique des Tissus grâce au concours du ministère de la Culture, de la Direction des musées de France (Fonds du patrimoine) et de la Direction régionale des Affaires culturelles (Fonds régional d’acquisition pour les musées de la Région Rhône-Alpes), de la Ville de Lyon, du département du Rhône et d’une souscription publique réunissant des particuliers, la Société des amis des musées et des entreprises. Cet achat majeur pour le musée est venu compléter le corpus de tissus d’après Raoul Dufy édités par Bianchini-Férier qui s’était peu à peu constitué depuis un premier don de la maison suite à la Foire de Lyon de 1923.
Clémentine Marcelli (fr)
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