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| - Essai de broderie pour angle d'une traîne de robe de cour (patron n° 170) (fr)
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| - L'essai de broderie est réalisé sur une laize de satin de couleur blanche, utilisée dans toute sa largeur, de lisière à lisière. Il s'agit de l'angle inférieur d'une traîne de robe de cour. Un décor en trompe-l'œil de draperie, relevée par un ruban perlé, accompagne le bord de la traîne, relevé d'un volant de tulle rebrodé de chenille et souligné par un ruban festonné en taffetas, replié sur lui-même, au milieu duquel court une guirlande fleurie en relief. La draperie, matérialisée par un ruban peint en jaune et perlé de cabochons en satin sertis de cannetille argentée, découvre une zone peinte en rose et brodée d'un réseau de croisillons, formé par des tigelles dont les intersections sont marquées par une fleurette. Une rangée de plumes de cygne souligne l'effet de draperie. Sur le fond de satin blanc de la traîne court une légère guirlande de fleurs, en soie nuancée, qui est soutenue par les nœuds du ruban soulevant la draperie.
Par son décor en trompe-l'œil de draperie et la gracilité des guirlandes fleuries sur le fond de satin blanc, mais aussi par le goût pour les applications de fleurs découpées dans du taffetas ou réalisées en passementerie, cet essai de broderie évoque les modèles de la fin du règne de Louis XVI, comme une robe parée conservée au Royal Ontario Museum de Toronto (inv. 925.18.3A-B), attribuée aux années 1780-1790. Néanmoins, l'usage de peinture et de tulle sur l'échantillon lyonnais, la diversité des technique de broderie employée et surtout le dessin incitent à proposer une datation un peu plus tardive pour cet échantillon. Le musée des Arts décoratifs de Paris conserve, en effet, un carnet de dessins pour broderie de Jean-François Bony (1754-1825), célèbre dessinateur de fabrique, brodeur, fabricant et occasionnellement peintre de fleurs, comportant plusieurs croquis à la mine de plomb ou à l'encre de bas de robe ou de jupes qui permettent d'attribuer avec certitude l'essai de broderie à cet artiste.
Le verso du folio 58, notamment, est orné d'un dessin portant le numéro de patron 339 qui correspond à l'angle d'une traîne de robe de cour. Un effet de draperie chantourné très comparable y apparaît, accompagné d'un ruban perlé et de bouquets de fleurs. Le même procédé décoratif est encore présent sur le patron 318 pour bas de jupe (folio 50, verso), ou sur les patrons 391 et 392 (folio 64, verso). Sur ces dessins, des hachures qui soulignent les courbes ou les contre-courbes du trompe-l'œil de draperie indiquent très certainement la présence de plumes, comme sur l'échantillon lyonnais. Par ailleurs, le patron 309 pour une jupe de cour, qui se déploie sur le verso du folio 47 et le recto du folio 48, présente lui aussi une draperie en trompe-l'œil, soulignée par une guirlande de fleurs, qui découvre une zone de croisillons.
Malgré la référence évidente au répertoire décoratif des deux dernières décennies du XVIIIe siècle, c'est bien dans les premières années du XIXe siècle qu'il convient de situer la production de cette broderie. Le Victoria and Albert Museum de Londres conserve d'ailleurs une pente pour traîne de robe de cour (inv. T.89-1967) très comparable qui met également en œuvre des applications d'étoffes (du satin, à la place du taffetas et du tulle employés sur l'exemplaire lyonnais), des cabochons de satin, de la soie nuancée, du cordonnet et de la chenille de soie, de la cannetille argentée et des plumes de cygne, mais aussi des fleurs appliquées en velours peint. Jean-François Bony utilisait le velours peint appliqué, associé à la broderie, dans les tissus d'ameublement vers les années 1810, comme en témoigne par exemple une tenture conservée au musée des Tissus (inv. MT 2832) dont les dessins préparatoires ont pu être identifiés dans un carnet de dessins également conservé dans la même collection (inv. MT 27638), utilisé par l'artiste entre 1802 et 1816. La laize de tenture, en satin blanc brodé en soie nuancée, en cordonnet et en chenille de soie, avec application de velours coupé et peint, a été acquise en 1862 avec une grande partie de la collection de François Bert, professeur de théorie, qui comprenait aussi plusieurs essai de broderie pour bas de robe ou gilet de la main de Jean-François Bony. Ils présentent évidemment de grandes analogies avec cet essai de broderie pour angle de traîne de robe de cour.
L'usage du tulle par les brodeurs lyonnais, en applications ou comme support de décors, est caractéristique des premières années du XIXe siècle. En 1806, Claude Bonnard, fabricant de tulles demeurant au 146, rue Touret et 23, rue Saint-Marcel, a adressé au ministre de l'Intérieur Jean-Baptiste Nompère de Champagny des échantillons de ses productions, et notamment du tulle double fond dentelle dont il avait l'exclusivité en France, en rappelant les progrès que cette industrie l'avait incité à poursuivre dans le domaine de la filature des soies. Il espérait, par cette démarche, obtenir un soutien du gouvernement. Le fabricant a joint à sa demande un Acte de notériété, enregistré devant Jean-Baptiste Masson, notaire le 18 avril 1806, et le 3 mai suivant, par le Tribunal civil. Cet acte est signé par l'ensemble des marchands brodeurs en activité à Lyon, qui déclarent que « le tulle ordinaire a été fabriqué librement sur les métiers de bas de la manufacture de Lyon » et que « le commerce et la vente de cette nouvelle étoffe ont été faits sans aucun empêchement pour les comparants, ainsi que par ceux qui fabriquaient ladite étoffe. » Ils soulignent aussi que le tulle double, fond dentelle noué, imité de l'anglais, a été mis au point, en France, par Claude Bonnard, et que cette étoffe « a été l'objet d'un commerce libre et volontaire depuis quatre années et demie ».
C'est à partir de 1805 que Jean-François Bony est mentionné comme brodeur sous son nom propre. Avant cette date, il a exercé cette activité pour le compte d'autres maisons. En 1804, il est mentionné dans l'Almanach du commerce de Paris, des départements de l'Empire français et des principales villes de l'Europe. An XII, publié à Paris, comme associé de la maison Perrin et Boni (sic), quai de Retz. En revanche, quand l'Empereur et l'Impératrice séjournent à Lyon, en 1805, et que les produits de l'industrie française leur sont présentés au Conservatoire des Arts, au Palais Saint-Pierre, Napoléon et Joséphine remarquent « un écran fond velours, brodé en dorures et nuances, et un tapis de même sorte ; le tout exécuté avec autant de goût que de richesse dans les ateliers de M. Boni (sic) et d'après ses dessins. » À l'Exposition des produits de l'industrie française de 1806, c'est sous son propre nom que Jean-François Bony présente « des broderies remarquables par leur beauté » dans la section V « Broderie et passementerie » ; elles lui valent une médaille d'argent de seconde classe.
En 1810, sa maison, qui exerce sous la raison commerciale Bony et Cie, reçoit une importante commande. Le Conseil municipal de Lyon a décidé d'honorer la nouvelle impératrice, l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, à l'occasion de son mariage. Jean-François Bony est donc chargé d'exécuter un « manteau de satin blanc et une robe ronde de tissu argent fin », les deux vêtements « brodés richement en superbe dorure fine » de modèle exclusif, pour un montant de dix mille neuf cent quatre-vingt-cinq francs. Le musée des Tissus conserve plusieurs dessins préparatoires de cette commande (inv. MT 18797.1, MT 2014.0.1, MT 2014.0.2), deux gouaches à l'échelle 1 des broderies de la robe sur papier argenté (inv. MT 2014.0.3 et MT 2014.0.4) et l'essai de broderie correspondant (inv. MT 18797.2).
Durant la Première Restauration, la duchesse d'Angoulême fut la première des Bourbons à séjourner à Lyon. Elle visita les ateliers de Jean-François Bony, qui s'engagea à remettre à Madame Royale, dans un délai de six semaines, « une robe de cour à grande queue sur une belle Levantine rose brodée argent sur le dessin composé de fleurs naturelles liées par des ornements recherchés » et « une robe ronde sur tulle rayé dont le dessin sera composé de roses, de renoncules et autres fleurs exécutées dans les couleurs naturelles en soie unie, le fond de la robe sera à colonnes et petits bouquets brodés argent fin ; au bas de la robe sera un falbala brodé aussi en argent. Prix convenu : 3000 francs. »
Lors du séjour à Lyon, en 1816, de Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, à l'occasion de son mariage avec Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry, Jean-François Bony est encore sollicité puisqu'il réalise une « robe longue sur satin blanc, brodée richement en or fin ».
En 1817, Jean-François Bony est mentionné dans la Description historique de Lyon, ou Notice sur les monuments remarquables et sur tous les objets de curiosité que renferme cette ville publiée par Nicolas-François Cochard : « On voit chez M. Bony, dessinateur distingué, plusieurs tableaux brodés du meilleur goût : celui qui représente un coq renversant un panier de fleurs est un chef-d'œuvre d'exécution. Son atelier de broderie, et celui de Madame veuve Perret [sic, il faut lire Perrin], rue Sainte-Catherine, sont ordinairement très occupés » (p. 303).
L'essai de broderie du musée des Tissus, avec son décor de draperie en trompe-l'œil, a donc très probablement été exécuté entre 1805 et 1815. C'est durant ces années que Jean-François Bony s'impose comme l'un des principaux brodeurs de la ville de Lyon, au moment même où cette branche de l'industrie textile est en train de se relever des dommages causés par la Révolution. Le succès de Jean-François Bony dans l'art de la broderie, pour meuble riche ou pour l'habillement, est dû à sa maîtrise des techniques, bien entendu, mais aussi à son extraordinaire travail comme dessinateur de fabrique. Il s'inscrit parfaitement dans la continuité des expériences menées par Pierre-Toussaint Dechazelle (1752-1833) dans ce domaine. François Artaud (Antoine-François-Marie Artaud, 1767-1838), dans une notice écrite sur Pierre-Toussaint Dechazelle et publiée de manière posthume, en 1864, dans La Revue du Lyonnais , XXIX (p. 168-177 et 253-276), indique comment ce fabricant renouvela l'art de la broderie à Lyon, à l'aube de la Révolution. François Artaud, né à Avignon le 17 avril 1767, était venu à Lyon vers 1787 pour se former au métier de dessinateur de fabrique. Il suivit durant un an l'enseignement de Jean Gonichon, maître également de Jean-François Bony et de Jean-Michel Grobon (1770-1853), dans la classe de la Fleur et de l'Ornement à l'École gratuite de dessin. Il était entré au service du fabricant Pierre-Toussaint Dechazelle vers 1789 au moment même où celui-ci décidait de développer l'activité de broderie au sein de sa manufacture. En août 1793, Artaud et Dechazelle, qui partageaient les mêmes opinions politiques et religieuses, participèrent au Siège de Lyon du côté des insurgés. Après la chute dela ville, ils furent contraints de se cacher pour échapper à la répression qui s'ensuivit. Au lendemain de Thermidor, ils se retrouvèrent mais ne purent reprendre leur activité. Retirés à Parcieux, dans l'Ain, dans la propriété de Dechazelle, ils s'adonnèrent à la peinture, Dechazelle dans le domaine de la fleur, Artaud dans celui du portrait. La fin du Directoire leur permit de s'associer à nouveau pour la production d'étoffes de soie. Mais ils poursuivaient aussi leurs activités artistiques, qui les conduisirent, notamment, à effectuer un voyage d'études à Paris en 1800. Artaud perfectionna alors sa technique du portrait, notamment en miniature. En 1803, il effectuait un voyage en Italie, poussé par son désir de visiter Herculanum et Pompéi. À son retour, il renonçait définitivement à son activité de fabricant d'étoffes pour s'établir comme architecte ornemaniste. Son ami Dechazelle était nommé membre du Conseil du Commerce, avant d'être admis au Cercle du Commerce, puis comme membre de la Chambre de Commerce et du Conservatoire des Arts. Artaud, en 1806, était nommé inspecteur du Conservatoire des Arts et antiquaire de la ville. En 1812, il prit le titre de directeur du Musée établi dans la Palais Saint-Pierre. Les deux amis contribuèrent grandement au renouveau de la Fabrique lyonnaise, tant du point de vue de l'enseignement, que du dessin ou de l'exécution. Artaud, dans la notice nécrologique qu'il consacre à son ami, attribue à ce dernier l'impulsion qui permit aux brodeurs de Lyon de rivaliser avec leurs concurrents parisiens ou étrangers : « M. Dechazelle avait le talent de tirer parti de tout ce qui pouvait offrir des effets agréables et des rapports harmonieux, pour les combinaisons de son art. Lorsqu'il allait dans la capitale, pour raviver ses idées, il mettait tout à contribution. Les curiosités du Palais-Royal étaient une mine inépuisable pour ses compositions. Les porcelaines, les pendules, les bijouteries, les papiers peints, le jardin des plantes, les animaux rares, les végétaux singuliers, les minéraux, les coquillages, les insectes, les papillons exotiques, les objets chinois, persans, indiens, égyptiens, lui offraient des formes et des nuances particulières, dont lui seul savait tirer parti. Aussi les Allemands disaient qu'il était le plus habile nuancier de France. Quelquefois, allant à sa campagne, il me faisait admirer des contrastes de couleur, auxquels je n'aurais pas songé. Voyez, disait-il, le beau vert de ces choux sur ce terrain de couleur rouille ! Remarquez ces branches de pin, dont l'extrémité d'un vert tendre se détache sans dureté sur un vert sombre ! Admirez ces pampres d'automne jaune pourpre violeté et vertes en même temps ! Puis c'étaient des racines d'arbre, des mousses, des lichens, se détachant en vert sur des troncs pourris, qui fournissaient des idées nouvelles pour les dessins et les nuances de ses étoffes. Aussi ses ouvrages avaient un cachet particulier qui les faisaient remarquer. Pour bien rendre les effets de la nature, dans sa broderie pittoresque, les objets luisants, sourds, raboteux, rocailleux, les teintes lumineuses, rompues ou foncées avaient chacun une exécution spéciale. Je l'ai vu faire le cœur des roses, des tournesols, des reines marguerites, des ombelles mêmes tout entières, avec des nœuds en soie de différentes nuances et grosseurs. La chenille brune veloutée venait ensuite pour réchauffer le cœur de la fleur et servir de repoussoir aux étamines. Personne, comme lui, n'avait l'art de tirer parti des applications sur différentes étoffes, et souvent il en faisait fabriquer exprès pour en orner d'autres tissus. Un jour, il imagina de découper les fleurs d'une indienne perse, de les appliquer, soit sur de la mousseline, soit sur du satin blanc, du gros de Naples, et de les fixer par des contours d'or ou d'argent, brodés à l'aiguille, qu'il faisait cylindrer ensuite. Pour ce qui concerne les effets de dorure dans la fabrication des étoffes, il avait étudié celles des anciennes fabriques et surtout certains échantillons trouvés dans les tombeaux des évêques du Moyen Âge. C'est pour cela qu'on peut dire qu'il a été inimitable sur ce point comme sur tout le reste. Je n'en finirais pas, si je disais tout ce que M. Dechazelle a imaginé de piquant et de singulier dans la fabrique. Le plus bel éloge qu'on puisse faire de ses ouvrages, c'est de dire que ses échantillons ont été recueillis soigneusement par ses confrères et des amateurs, et que la plupart ont été encadrés. Dans la broderie des robes, je l'ai vu employer des matières dont personne n'avait eu l'idée. Tantôt c'était de la paille travaillée, tantôt les plumes de couleur et même des cheveux bouclés ; puis des aigrettes de verre, des plumes de paon véritables, etc. Un génie aussi inventif, un artiste aussi habile devait marcher à grands pas dans le chemin de la fortune. Malheureusement il fut arrêté par l'orage révolutionnaire. »
Ayant renoncé depuis déjà quelque temps à son activité de brodeur, et comme membre de la Chambre de Commerce de Lyon, Pierre-Toussaint Dechazelle appelait de ses vœux le renouvellement de cette branche de la Fabrique, dans un discours qu'il prononça à l'Institut national sur la question de l'influence de la peinture sur les Arts de l'industrie commerciale et des avantages que l'État retire de cette influence et ceux qu'il peut encore s'en promettre. Le discours, pour lequel Dechazelle fut distingué d'une mention honorable, a été imprimé à Paris en 1804.
Le constat de Dechazelle sur la broderie est le suivant : « Le même état de langueur menace l'art de la broderie en nuances ; néanmoins, la peinture, par une influence directe, pourrait garantir cette branche de notre commerce contre les atteintes que lui porte la jalouse ambition de l'industrie étrangère. L'aiguille, dans des mains exercées, peut servir, ainsi que le pinceau, à rendre la parfaite imitation des oiseaux, des fleurs, des insectes, et retracer tous ces jolis détails avec une illusion surprenante. Si nos rivaux alimentent constamment l'activité de leurs ateliers de broderie par le plagiat de dessins français, que ne rendons-nous ces larcins plus difficiles, en cherchant à perfectionner nos travaux par des efforts qui ne soient point à leur portée ? Style pur, dessin correct, coloris éblouissant, inventions toujours renouvelées, telles sont les prérogatives dont ce genre d'industrie doit jouir exclusivement en France. Ne remarque-t-on pas, dans de vieux ornements ou tableaux, brodés en manière gothique, une précision de trait, une fonte de couleurs, qui ferait présumer que ces morceaux auraient été achevés par des peintres, si nous ne voyions chaque jour, dans la superbe exécution des tentures de haute et basse-lice, se reproduire ces miracles de la routine, aidée toutefois par une sorte d'intelligence ? La broderie peut donc, sous certains rapports, mériter d'être rangée dans la classe des beaux-arts. L'on se demandera, peut-être, pourquoi l'influence de la peinture a été moins sensible à Paris qu'à Lyon, dans les ateliers de broderie en nuances ? La cause en est évidente : les artistes de la capitale, échauffés par l'aspect des chefs-d'œuvre de l'art, ont plus d'émulation pour la gloire que pour la fortune, et dédaignent les travaux obscurs qui deviennent le partage de la médiocrité. L'esprit d'une ville commerçante, au contraire, ses usages, les préjugés qui y sont établis, tout détermine la vocation d'un élève qu'elle appelle dans ses manufactures : quelle que soit même l'inspiration du génie de l'apprenti, le goût général du commerce de la cité qui le vit naître, sait le façonner de bonne heure au joug que les calculs de l'intérêt doivent lui imposer. Les agréments de la broderie, tour à tour recherchés et négligés par la mode, obtinrent, sur la fin du règne de Louis XV, un retour de faveur dont les traces ne sont point encore effacées. La peinture favorisa le réveil de cette industrie dans les fabriques lyonnaises, et fortifia ses rapides succès. Le talent du dessinateur des étoffes brochées, resserré jusqu'alors dans les entraves de la mécanique, trouva tout-à-coup à sa disposition un procédé bien plus docile aux saillies de son imagination ; il dut se complaire à répandre sur l'étoffe une variété de formes et de nuances qui semblait ne pouvoir être rendue qu'à l'aide du pinceau le plus délicat. L'on sut mettre en opposition, par les divers effets de la main-d'œuvre, le lustre des soies avec le velouté des chenilles. Les liqueurs colorantes, couchées en lavis sur les satins, offrirent d'adroites ressources pour exprimer toutes les gentillesses de cet art ; enfin l'emploi varié des dorures, des cristaux étamés, des coquillages, augmenta bientôt le prestige, en ajoutant plus de richesse, ou plus d'originalité aux ornements qu'on pouvait prodiguer. La nouveauté de ces agréments séduisit la multitude, et la broderie établit ses ateliers sur les ruines des manufactures distinctives de Lyon et de Tours. Ce fut un malheur, sans doute ; les ingénieux travaux de la navette ne pouvaient être aisément imités, et partout il s'est trouvé des mains pour manier adroitement l'aiguille. Les nations étrangères, en accueillant les produits de la broderie, voyaient avec plaisir la mode étendre ses faveurs sur un genre d'industrie dont les procédés n'étaient ignorés nulle part. D'abord, l'exportation de ces ouvrages fut immense ; elle se ralentit depuis par degrés, et s'est bornée enfin à l'acquisition des modèles dont nos voisins pouvaient eux-mêmes multiplier les copies. N'en doutons point, ce faible tribut, ces derniers hommages, nous seraient refusés bientôt, si l'on ne parvenait à régénérer le goût du dessin dans les manufactures de Lyon. »
Peu de temps auparavant, le premier préfet du département du Rhône, Raymond de Verninac de Saint-Maur (1762-1822), dans sa Description physique et politique du département du Rhône, publiée à Lyon (p. 72-73), avait lui aussi dressé un état peu encourageant de la production de broderie dans la ville en 1800 : « La broderie occupait dans Lyon, au moment de la Révolution, 6000 individus. (...) Aucune autre branche de l'industrie lyonnaise n'a autant souffert de la Révolution. Le luxe des cérémonies religieuses, le faste de la Cour, l'orgueil des grandes fortunes, tout lui a manqué à la fois. L'interruption de nos rapports avec l'étranger, suite de la guerre, a achevé sa ruine. » Il ajoute : « Elle occupe aujourd'hui 600 personnes » et voit dans cette branche du commerce de grandes perspectives. « Rien ne serait plus convenable que de lui rendre la vie. En ouvrage de broderie, presque tout est bénéfice ; c'est le triomphe de l'industrie. Elle offre aux femmes, pour lesquelles il existe si peu de ressources, un travail parfaitement relatif à leur faiblesse, à leur goût et à leur sexe. Le moyen de relever le commerce de broderie étant de rétablir la consommation, c'est aux premiers cercles de la République à donner le mouvement. Il faut observer cependant que Lyon trouvera dans la ville de Paris une concurrence très dangereuse en ce qui concerne la broderie en métal. L'art, sur ce point, est très parfait dans la capitale, qui d'ailleurs emploie des matières fort brillantes. »
Les encouragements des autorités locales et de la Chambre de Commerce ainsi que les prescriptions du Premier Consul, puis de l'Empereur, concernant le costume officiel et les vêtements de cour ont fortement contribué à faire renaître la branche de la broderie à Lyon, tout comme l'évolution de la mode elle-même et le goût des élégantes pour les robes, les dolmans, les châles, fichus ou demi-fichus brodés. L'Indicateur de Lyon publié en 1810 mentionne près de cinquante marchands brodeurs à Lyon, indiquant la vitalité retrouvée par cette activité sous l'Empire.
Quelques noms s'imposent particulièrement. Sous le Consulat, la maison Rivet et Cie réalise l'habit de velours ponceau, brodé soie et or, offert par le Conseil municipal au Premier Consul (musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau, inv. N 259), puis la « robe de mousseline française, brodée en soie et dorure, sans envers, imitant parfaitement les belles broderies des Indes » que Camille Pernon (1753-1808) présente à l'Exposition des produits de l'industrie française de l'an X, et enfin « une robe sur mousseline brodée à deux faces, un dolman aussi brodé, un fichu et un demi-fichu », le tout pour un montant de trois mille francs, destiné par le Conseil municipal à Joséphine Bonaparte.
La maison Placy et Cie acquiert également une certaine notoriété et des commandes notables, en France et à l'étranger. En 1816, par exemple, elle a été choisie, avec Jean-François Bony, pour exécuter des robes qui furent remises à la duchesse de Berry avec la corbeille offerte par la Chambre de Commerce de la ville de Lyon. La première est une « robe tulle, mailles fixes ; le fond de la robe glacé argent fin, la bordure formée d'une guirlande de roses, brodées soie avec feuillage ; au-dessous de la guirlande, une broderie en argent mate, le bas de la robe terminé par une frange nuancée, la ceinture assortie à la robe, la doublure est en satin blanc » ; la seconde, « une robe tulle, mailles fixes, brodée soie blanche, le dessin composé d'une plante de muguet et de petites cloches, le fond de la robe à colonnes se réunissant dans le haut, composé d'un courant de cloches se liant dans le bas à la plante de muguet. » La duchesse de Berry, invitée à assister à un spectacle le soir même au Grand-Théâtre, choisit la première des deux robes de Placy pour paraître en public.
Mais Jean-François Bony domine la production de broderie des années 1805-1820 à Lyon. C'est lui qui incarne le mieux les qualités que Dechazelle souhaitait voir réunies pour le succès de cette branche de l'industrie. La collection du musée des Tissus est riche de nombreuses œuvres de Jean-François Bony, qui permettent de suivre sa carrière prolifique, comme dessinateur et peintre, comme fabricant, en association avec les cousins Bissardon, notamment, et comme brodeur. En plus des nombreux échantillons de broderie, pour vêtements masculins et féminins, le musée des Tissus conserve aussi plusieurs projets de robe, à la mine de plomb et à la gouache (quarante-huit projets de robes, inv. MT 18794 à 18812, MT 23336.1 à MT 23336.29 et treize projets inachevés, inv. MT 2014.0.7 à MT 2014.0.19) qui étaient certainement présentés aux clients pour les aider à établir leur commande. Ces projets présentent évidemment de grandes analogies avec les échantillons de broderie. L'essai pour angle de traîne d'une robe de cour, par exemple, peut être rapproché de deux projets de robes de cette série : sur le premier (inv. MT 18801), les pans de la traîne sont bordés par un effet de draperie en trompe-l'œil, tandis que sur le second (inv. MT 23336.29), des guirlandes de fleurs dessinent des festons qui découvrent une zone traitée dans une couleur différente de celle du reste de la traîne. Sur l'essai de broderie, une inscription à l'encre, en partie supérieure, indique que le modèle correspond au patron n° 170. Il était destiné autant à servir de référence dans les archives de la manufacture que d'échantillon de démonstration pour les commanditaires qui pouvaient, à l'aide de ces échantillons et des modèles de robes gouachés, déterminer exactement le vêtement qu'ils souhaitaient faire réaliser.
Maximilien Durand (fr)
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| - L'essai de broderie est réalisé sur une laize de satin de couleur blanche, utilisée dans toute sa largeur, de lisière à lisière. Il s'agit de l'angle inférieur d'une traîne de robe de cour. Un décor en trompe-l'œil de draperie, relevée par un ruban perlé, accompagne le bord de la traîne, relevé d'un volant de tulle rebrodé de chenille et souligné par un ruban festonné en taffetas, replié sur lui-même, au milieu duquel court une guirlande fleurie en relief. La draperie, matérialisée par un ruban peint en jaune et perlé de cabochons en satin sertis de cannetille argentée, découvre une zone peinte en rose et brodée d'un réseau de croisillons, formé par des tigelles dont les intersections sont marquées par une fleurette. Une rangée de plumes de cygne souligne l'effet de draperie. Sur le fond de satin blanc de la traîne court une légère guirlande de fleurs, en soie nuancée, qui est soutenue par les nœuds du ruban soulevant la draperie.
Par son décor en trompe-l'œil de draperie et la gracilité des guirlandes fleuries sur le fond de satin blanc, mais aussi par le goût pour les applications de fleurs découpées dans du taffetas ou réalisées en passementerie, cet essai de broderie évoque les modèles de la fin du règne de Louis XVI, comme une robe parée conservée au Royal Ontario Museum de Toronto (inv. 925.18.3A-B), attribuée aux années 1780-1790. Néanmoins, l'usage de peinture et de tulle sur l'échantillon lyonnais, la diversité des technique de broderie employée et surtout le dessin incitent à proposer une datation un peu plus tardive pour cet échantillon. Le musée des Arts décoratifs de Paris conserve, en effet, un carnet de dessins pour broderie de Jean-François Bony (1754-1825), célèbre dessinateur de fabrique, brodeur, fabricant et occasionnellement peintre de fleurs, comportant plusieurs croquis à la mine de plomb ou à l'encre de bas de robe ou de jupes qui permettent d'attribuer avec certitude l'essai de broderie à cet artiste.
Le verso du folio 58, notamment, est orné d'un dessin portant le numéro de patron 339 qui correspond à l'angle d'une traîne de robe de cour. Un effet de draperie chantourné très comparable y apparaît, accompagné d'un ruban perlé et de bouquets de fleurs. Le même procédé décoratif est encore présent sur le patron 318 pour bas de jupe (folio 50, verso), ou sur les patrons 391 et 392 (folio 64, verso). Sur ces dessins, des hachures qui soulignent les courbes ou les contre-courbes du trompe-l'œil de draperie indiquent très certainement la présence de plumes, comme sur l'échantillon lyonnais. Par ailleurs, le patron 309 pour une jupe de cour, qui se déploie sur le verso du folio 47 et le recto du folio 48, présente lui aussi une draperie en trompe-l'œil, soulignée par une guirlande de fleurs, qui découvre une zone de croisillons.
Malgré la référence évidente au répertoire décoratif des deux dernières décennies du XVIIIe siècle, c'est bien dans les premières années du XIXe siècle qu'il convient de situer la production de cette broderie. Le Victoria and Albert Museum de Londres conserve d'ailleurs une pente pour traîne de robe de cour (inv. T.89-1967) très comparable qui met également en œuvre des applications d'étoffes (du satin, à la place du taffetas et du tulle employés sur l'exemplaire lyonnais), des cabochons de satin, de la soie nuancée, du cordonnet et de la chenille de soie, de la cannetille argentée et des plumes de cygne, mais aussi des fleurs appliquées en velours peint. Jean-François Bony utilisait le velours peint appliqué, associé à la broderie, dans les tissus d'ameublement vers les années 1810, comme en témoigne par exemple une tenture conservée au musée des Tissus (inv. MT 2832) dont les dessins préparatoires ont pu être identifiés dans un carnet de dessins également conservé dans la même collection (inv. MT 27638), utilisé par l'artiste entre 1802 et 1816. La laize de tenture, en satin blanc brodé en soie nuancée, en cordonnet et en chenille de soie, avec application de velours coupé et peint, a été acquise en 1862 avec une grande partie de la collection de François Bert, professeur de théorie, qui comprenait aussi plusieurs essai de broderie pour bas de robe ou gilet de la main de Jean-François Bony. Ils présentent évidemment de grandes analogies avec cet essai de broderie pour angle de traîne de robe de cour.
L'usage du tulle par les brodeurs lyonnais, en applications ou comme support de décors, est caractéristique des premières années du XIXe siècle. En 1806, Claude Bonnard, fabricant de tulles demeurant au 146, rue Touret et 23, rue Saint-Marcel, a adressé au ministre de l'Intérieur Jean-Baptiste Nompère de Champagny des échantillons de ses productions, et notamment du tulle double fond dentelle dont il avait l'exclusivité en France, en rappelant les progrès que cette industrie l'avait incité à poursuivre dans le domaine de la filature des soies. Il espérait, par cette démarche, obtenir un soutien du gouvernement. Le fabricant a joint à sa demande un Acte de notériété, enregistré devant Jean-Baptiste Masson, notaire le 18 avril 1806, et le 3 mai suivant, par le Tribunal civil. Cet acte est signé par l'ensemble des marchands brodeurs en activité à Lyon, qui déclarent que « le tulle ordinaire a été fabriqué librement sur les métiers de bas de la manufacture de Lyon » et que « le commerce et la vente de cette nouvelle étoffe ont été faits sans aucun empêchement pour les comparants, ainsi que par ceux qui fabriquaient ladite étoffe. » Ils soulignent aussi que le tulle double, fond dentelle noué, imité de l'anglais, a été mis au point, en France, par Claude Bonnard, et que cette étoffe « a été l'objet d'un commerce libre et volontaire depuis quatre années et demie ».
C'est à partir de 1805 que Jean-François Bony est mentionné comme brodeur sous son nom propre. Avant cette date, il a exercé cette activité pour le compte d'autres maisons. En 1804, il est mentionné dans l'Almanach du commerce de Paris, des départements de l'Empire français et des principales villes de l'Europe. An XII, publié à Paris, comme associé de la maison Perrin et Boni (sic), quai de Retz. En revanche, quand l'Empereur et l'Impératrice séjournent à Lyon, en 1805, et que les produits de l'industrie française leur sont présentés au Conservatoire des Arts, au Palais Saint-Pierre, Napoléon et Joséphine remarquent « un écran fond velours, brodé en dorures et nuances, et un tapis de même sorte ; le tout exécuté avec autant de goût que de richesse dans les ateliers de M. Boni (sic) et d'après ses dessins. » À l'Exposition des produits de l'industrie française de 1806, c'est sous son propre nom que Jean-François Bony présente « des broderies remarquables par leur beauté » dans la section V « Broderie et passementerie » ; elles lui valent une médaille d'argent de seconde classe.
En 1810, sa maison, qui exerce sous la raison commerciale Bony et Cie, reçoit une importante commande. Le Conseil municipal de Lyon a décidé d'honorer la nouvelle impératrice, l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, à l'occasion de son mariage. Jean-François Bony est donc chargé d'exécuter un « manteau de satin blanc et une robe ronde de tissu argent fin », les deux vêtements « brodés richement en superbe dorure fine » de modèle exclusif, pour un montant de dix mille neuf cent quatre-vingt-cinq francs. Le musée des Tissus conserve plusieurs dessins préparatoires de cette commande (inv. MT 18797.1, MT 2014.0.1, MT 2014.0.2), deux gouaches à l'échelle 1 des broderies de la robe sur papier argenté (inv. MT 2014.0.3 et MT 2014.0.4) et l'essai de broderie correspondant (inv. MT 18797.2).
Durant la Première Restauration, la duchesse d'Angoulême fut la première des Bourbons à séjourner à Lyon. Elle visita les ateliers de Jean-François Bony, qui s'engagea à remettre à Madame Royale, dans un délai de six semaines, « une robe de cour à grande queue sur une belle Levantine rose brodée argent sur le dessin composé de fleurs naturelles liées par des ornements recherchés » et « une robe ronde sur tulle rayé dont le dessin sera composé de roses, de renoncules et autres fleurs exécutées dans les couleurs naturelles en soie unie, le fond de la robe sera à colonnes et petits bouquets brodés argent fin ; au bas de la robe sera un falbala brodé aussi en argent. Prix convenu : 3000 francs. »
Lors du séjour à Lyon, en 1816, de Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, à l'occasion de son mariage avec Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry, Jean-François Bony est encore sollicité puisqu'il réalise une « robe longue sur satin blanc, brodée richement en or fin ».
En 1817, Jean-François Bony est mentionné dans la Description historique de Lyon, ou Notice sur les monuments remarquables et sur tous les objets de curiosité que renferme cette ville publiée par Nicolas-François Cochard : « On voit chez M. Bony, dessinateur distingué, plusieurs tableaux brodés du meilleur goût : celui qui représente un coq renversant un panier de fleurs est un chef-d'œuvre d'exécution. Son atelier de broderie, et celui de Madame veuve Perret [sic, il faut lire Perrin], rue Sainte-Catherine, sont ordinairement très occupés » (p. 303).
L'essai de broderie du musée des Tissus, avec son décor de draperie en trompe-l'œil, a donc très probablement été exécuté entre 1805 et 1815. C'est durant ces années que Jean-François Bony s'impose comme l'un des principaux brodeurs de la ville de Lyon, au moment même où cette branche de l'industrie textile est en train de se relever des dommages causés par la Révolution. Le succès de Jean-François Bony dans l'art de la broderie, pour meuble riche ou pour l'habillement, est dû à sa maîtrise des techniques, bien entendu, mais aussi à son extraordinaire travail comme dessinateur de fabrique. Il s'inscrit parfaitement dans la continuité des expériences menées par Pierre-Toussaint Dechazelle (1752-1833) dans ce domaine. François Artaud (Antoine-François-Marie Artaud, 1767-1838), dans une notice écrite sur Pierre-Toussaint Dechazelle et publiée de manière posthume, en 1864, dans La Revue du Lyonnais , XXIX (p. 168-177 et 253-276), indique comment ce fabricant renouvela l'art de la broderie à Lyon, à l'aube de la Révolution. François Artaud, né à Avignon le 17 avril 1767, était venu à Lyon vers 1787 pour se former au métier de dessinateur de fabrique. Il suivit durant un an l'enseignement de Jean Gonichon, maître également de Jean-François Bony et de Jean-Michel Grobon (1770-1853), dans la classe de la Fleur et de l'Ornement à l'École gratuite de dessin. Il était entré au service du fabricant Pierre-Toussaint Dechazelle vers 1789 au moment même où celui-ci décidait de développer l'activité de broderie au sein de sa manufacture. En août 1793, Artaud et Dechazelle, qui partageaient les mêmes opinions politiques et religieuses, participèrent au Siège de Lyon du côté des insurgés. Après la chute dela ville, ils furent contraints de se cacher pour échapper à la répression qui s'ensuivit. Au lendemain de Thermidor, ils se retrouvèrent mais ne purent reprendre leur activité. Retirés à Parcieux, dans l'Ain, dans la propriété de Dechazelle, ils s'adonnèrent à la peinture, Dechazelle dans le domaine de la fleur, Artaud dans celui du portrait. La fin du Directoire leur permit de s'associer à nouveau pour la production d'étoffes de soie. Mais ils poursuivaient aussi leurs activités artistiques, qui les conduisirent, notamment, à effectuer un voyage d'études à Paris en 1800. Artaud perfectionna alors sa technique du portrait, notamment en miniature. En 1803, il effectuait un voyage en Italie, poussé par son désir de visiter Herculanum et Pompéi. À son retour, il renonçait définitivement à son activité de fabricant d'étoffes pour s'établir comme architecte ornemaniste. Son ami Dechazelle était nommé membre du Conseil du Commerce, avant d'être admis au Cercle du Commerce, puis comme membre de la Chambre de Commerce et du Conservatoire des Arts. Artaud, en 1806, était nommé inspecteur du Conservatoire des Arts et antiquaire de la ville. En 1812, il prit le titre de directeur du Musée établi dans la Palais Saint-Pierre. Les deux amis contribuèrent grandement au renouveau de la Fabrique lyonnaise, tant du point de vue de l'enseignement, que du dessin ou de l'exécution. Artaud, dans la notice nécrologique qu'il consacre à son ami, attribue à ce dernier l'impulsion qui permit aux brodeurs de Lyon de rivaliser avec leurs concurrents parisiens ou étrangers : « M. Dechazelle avait le talent de tirer parti de tout ce qui pouvait offrir des effets agréables et des rapports harmonieux, pour les combinaisons de son art. Lorsqu'il allait dans la capitale, pour raviver ses idées, il mettait tout à contribution. Les curiosités du Palais-Royal étaient une mine inépuisable pour ses compositions. Les porcelaines, les pendules, les bijouteries, les papiers peints, le jardin des plantes, les animaux rares, les végétaux singuliers, les minéraux, les coquillages, les insectes, les papillons exotiques, les objets chinois, persans, indiens, égyptiens, lui offraient des formes et des nuances particulières, dont lui seul savait tirer parti. Aussi les Allemands disaient qu'il était le plus habile nuancier de France. Quelquefois, allant à sa campagne, il me faisait admirer des contrastes de couleur, auxquels je n'aurais pas songé. Voyez, disait-il, le beau vert de ces choux sur ce terrain de couleur rouille ! Remarquez ces branches de pin, dont l'extrémité d'un vert tendre se détache sans dureté sur un vert sombre ! Admirez ces pampres d'automne jaune pourpre violeté et vertes en même temps ! Puis c'étaient des racines d'arbre, des mousses, des lichens, se détachant en vert sur des troncs pourris, qui fournissaient des idées nouvelles pour les dessins et les nuances de ses étoffes. Aussi ses ouvrages avaient un cachet particulier qui les faisaient remarquer. Pour bien rendre les effets de la nature, dans sa broderie pittoresque, les objets luisants, sourds, raboteux, rocailleux, les teintes lumineuses, rompues ou foncées avaient chacun une exécution spéciale. Je l'ai vu faire le cœur des roses, des tournesols, des reines marguerites, des ombelles mêmes tout entières, avec des nœuds en soie de différentes nuances et grosseurs. La chenille brune veloutée venait ensuite pour réchauffer le cœur de la fleur et servir de repoussoir aux étamines. Personne, comme lui, n'avait l'art de tirer parti des applications sur différentes étoffes, et souvent il en faisait fabriquer exprès pour en orner d'autres tissus. Un jour, il imagina de découper les fleurs d'une indienne perse, de les appliquer, soit sur de la mousseline, soit sur du satin blanc, du gros de Naples, et de les fixer par des contours d'or ou d'argent, brodés à l'aiguille, qu'il faisait cylindrer ensuite. Pour ce qui concerne les effets de dorure dans la fabrication des étoffes, il avait étudié celles des anciennes fabriques et surtout certains échantillons trouvés dans les tombeaux des évêques du Moyen Âge. C'est pour cela qu'on peut dire qu'il a été inimitable sur ce point comme sur tout le reste. Je n'en finirais pas, si je disais tout ce que M. Dechazelle a imaginé de piquant et de singulier dans la fabrique. Le plus bel éloge qu'on puisse faire de ses ouvrages, c'est de dire que ses échantillons ont été recueillis soigneusement par ses confrères et des amateurs, et que la plupart ont été encadrés. Dans la broderie des robes, je l'ai vu employer des matières dont personne n'avait eu l'idée. Tantôt c'était de la paille travaillée, tantôt les plumes de couleur et même des cheveux bouclés ; puis des aigrettes de verre, des plumes de paon véritables, etc. Un génie aussi inventif, un artiste aussi habile devait marcher à grands pas dans le chemin de la fortune. Malheureusement il fut arrêté par l'orage révolutionnaire. »
Ayant renoncé depuis déjà quelque temps à son activité de brodeur, et comme membre de la Chambre de Commerce de Lyon, Pierre-Toussaint Dechazelle appelait de ses vœux le renouvellement de cette branche de la Fabrique, dans un discours qu'il prononça à l'Institut national sur la question de l'influence de la peinture sur les Arts de l'industrie commerciale et des avantages que l'État retire de cette influence et ceux qu'il peut encore s'en promettre. Le discours, pour lequel Dechazelle fut distingué d'une mention honorable, a été imprimé à Paris en 1804.
Le constat de Dechazelle sur la broderie est le suivant : « Le même état de langueur menace l'art de la broderie en nuances ; néanmoins, la peinture, par une influence directe, pourrait garantir cette branche de notre commerce contre les atteintes que lui porte la jalouse ambition de l'industrie étrangère. L'aiguille, dans des mains exercées, peut servir, ainsi que le pinceau, à rendre la parfaite imitation des oiseaux, des fleurs, des insectes, et retracer tous ces jolis détails avec une illusion surprenante. Si nos rivaux alimentent constamment l'activité de leurs ateliers de broderie par le plagiat de dessins français, que ne rendons-nous ces larcins plus difficiles, en cherchant à perfectionner nos travaux par des efforts qui ne soient point à leur portée ? Style pur, dessin correct, coloris éblouissant, inventions toujours renouvelées, telles sont les prérogatives dont ce genre d'industrie doit jouir exclusivement en France. Ne remarque-t-on pas, dans de vieux ornements ou tableaux, brodés en manière gothique, une précision de trait, une fonte de couleurs, qui ferait présumer que ces morceaux auraient été achevés par des peintres, si nous ne voyions chaque jour, dans la superbe exécution des tentures de haute et basse-lice, se reproduire ces miracles de la routine, aidée toutefois par une sorte d'intelligence ? La broderie peut donc, sous certains rapports, mériter d'être rangée dans la classe des beaux-arts. L'on se demandera, peut-être, pourquoi l'influence de la peinture a été moins sensible à Paris qu'à Lyon, dans les ateliers de broderie en nuances ? La cause en est évidente : les artistes de la capitale, échauffés par l'aspect des chefs-d'œuvre de l'art, ont plus d'émulation pour la gloire que pour la fortune, et dédaignent les travaux obscurs qui deviennent le partage de la médiocrité. L'esprit d'une ville commerçante, au contraire, ses usages, les préjugés qui y sont établis, tout détermine la vocation d'un élève qu'elle appelle dans ses manufactures : quelle que soit même l'inspiration du génie de l'apprenti, le goût général du commerce de la cité qui le vit naître, sait le façonner de bonne heure au joug que les calculs de l'intérêt doivent lui imposer. Les agréments de la broderie, tour à tour recherchés et négligés par la mode, obtinrent, sur la fin du règne de Louis XV, un retour de faveur dont les traces ne sont point encore effacées. La peinture favorisa le réveil de cette industrie dans les fabriques lyonnaises, et fortifia ses rapides succès. Le talent du dessinateur des étoffes brochées, resserré jusqu'alors dans les entraves de la mécanique, trouva tout-à-coup à sa disposition un procédé bien plus docile aux saillies de son imagination ; il dut se complaire à répandre sur l'étoffe une variété de formes et de nuances qui semblait ne pouvoir être rendue qu'à l'aide du pinceau le plus délicat. L'on sut mettre en opposition, par les divers effets de la main-d'œuvre, le lustre des soies avec le velouté des chenilles. Les liqueurs colorantes, couchées en lavis sur les satins, offrirent d'adroites ressources pour exprimer toutes les gentillesses de cet art ; enfin l'emploi varié des dorures, des cristaux étamés, des coquillages, augmenta bientôt le prestige, en ajoutant plus de richesse, ou plus d'originalité aux ornements qu'on pouvait prodiguer. La nouveauté de ces agréments séduisit la multitude, et la broderie établit ses ateliers sur les ruines des manufactures distinctives de Lyon et de Tours. Ce fut un malheur, sans doute ; les ingénieux travaux de la navette ne pouvaient être aisément imités, et partout il s'est trouvé des mains pour manier adroitement l'aiguille. Les nations étrangères, en accueillant les produits de la broderie, voyaient avec plaisir la mode étendre ses faveurs sur un genre d'industrie dont les procédés n'étaient ignorés nulle part. D'abord, l'exportation de ces ouvrages fut immense ; elle se ralentit depuis par degrés, et s'est bornée enfin à l'acquisition des modèles dont nos voisins pouvaient eux-mêmes multiplier les copies. N'en doutons point, ce faible tribut, ces derniers hommages, nous seraient refusés bientôt, si l'on ne parvenait à régénérer le goût du dessin dans les manufactures de Lyon. »
Peu de temps auparavant, le premier préfet du département du Rhône, Raymond de Verninac de Saint-Maur (1762-1822), dans sa Description physique et politique du département du Rhône, publiée à Lyon (p. 72-73), avait lui aussi dressé un état peu encourageant de la production de broderie dans la ville en 1800 : « La broderie occupait dans Lyon, au moment de la Révolution, 6000 individus. (...) Aucune autre branche de l'industrie lyonnaise n'a autant souffert de la Révolution. Le luxe des cérémonies religieuses, le faste de la Cour, l'orgueil des grandes fortunes, tout lui a manqué à la fois. L'interruption de nos rapports avec l'étranger, suite de la guerre, a achevé sa ruine. » Il ajoute : « Elle occupe aujourd'hui 600 personnes » et voit dans cette branche du commerce de grandes perspectives. « Rien ne serait plus convenable que de lui rendre la vie. En ouvrage de broderie, presque tout est bénéfice ; c'est le triomphe de l'industrie. Elle offre aux femmes, pour lesquelles il existe si peu de ressources, un travail parfaitement relatif à leur faiblesse, à leur goût et à leur sexe. Le moyen de relever le commerce de broderie étant de rétablir la consommation, c'est aux premiers cercles de la République à donner le mouvement. Il faut observer cependant que Lyon trouvera dans la ville de Paris une concurrence très dangereuse en ce qui concerne la broderie en métal. L'art, sur ce point, est très parfait dans la capitale, qui d'ailleurs emploie des matières fort brillantes. »
Les encouragements des autorités locales et de la Chambre de Commerce ainsi que les prescriptions du Premier Consul, puis de l'Empereur, concernant le costume officiel et les vêtements de cour ont fortement contribué à faire renaître la branche de la broderie à Lyon, tout comme l'évolution de la mode elle-même et le goût des élégantes pour les robes, les dolmans, les châles, fichus ou demi-fichus brodés. L'Indicateur de Lyon publié en 1810 mentionne près de cinquante marchands brodeurs à Lyon, indiquant la vitalité retrouvée par cette activité sous l'Empire.
Quelques noms s'imposent particulièrement. Sous le Consulat, la maison Rivet et Cie réalise l'habit de velours ponceau, brodé soie et or, offert par le Conseil municipal au Premier Consul (musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau, inv. N 259), puis la « robe de mousseline française, brodée en soie et dorure, sans envers, imitant parfaitement les belles broderies des Indes » que Camille Pernon (1753-1808) présente à l'Exposition des produits de l'industrie française de l'an X, et enfin « une robe sur mousseline brodée à deux faces, un dolman aussi brodé, un fichu et un demi-fichu », le tout pour un montant de trois mille francs, destiné par le Conseil municipal à Joséphine Bonaparte.
La maison Placy et Cie acquiert également une certaine notoriété et des commandes notables, en France et à l'étranger. En 1816, par exemple, elle a été choisie, avec Jean-François Bony, pour exécuter des robes qui furent remises à la duchesse de Berry avec la corbeille offerte par la Chambre de Commerce de la ville de Lyon. La première est une « robe tulle, mailles fixes ; le fond de la robe glacé argent fin, la bordure formée d'une guirlande de roses, brodées soie avec feuillage ; au-dessous de la guirlande, une broderie en argent mate, le bas de la robe terminé par une frange nuancée, la ceinture assortie à la robe, la doublure est en satin blanc » ; la seconde, « une robe tulle, mailles fixes, brodée soie blanche, le dessin composé d'une plante de muguet et de petites cloches, le fond de la robe à colonnes se réunissant dans le haut, composé d'un courant de cloches se liant dans le bas à la plante de muguet. » La duchesse de Berry, invitée à assister à un spectacle le soir même au Grand-Théâtre, choisit la première des deux robes de Placy pour paraître en public.
Mais Jean-François Bony domine la production de broderie des années 1805-1820 à Lyon. C'est lui qui incarne le mieux les qualités que Dechazelle souhaitait voir réunies pour le succès de cette branche de l'industrie. La collection du musée des Tissus est riche de nombreuses œuvres de Jean-François Bony, qui permettent de suivre sa carrière prolifique, comme dessinateur et peintre, comme fabricant, en association avec les cousins Bissardon, notamment, et comme brodeur. En plus des nombreux échantillons de broderie, pour vêtements masculins et féminins, le musée des Tissus conserve aussi plusieurs projets de robe, à la mine de plomb et à la gouache (quarante-huit projets de robes, inv. MT 18794 à 18812, MT 23336.1 à MT 23336.29 et treize projets inachevés, inv. MT 2014.0.7 à MT 2014.0.19) qui étaient certainement présentés aux clients pour les aider à établir leur commande. Ces projets présentent évidemment de grandes analogies avec les échantillons de broderie. L'essai pour angle de traîne d'une robe de cour, par exemple, peut être rapproché de deux projets de robes de cette série : sur le premier (inv. MT 18801), les pans de la traîne sont bordés par un effet de draperie en trompe-l'œil, tandis que sur le second (inv. MT 23336.29), des guirlandes de fleurs dessinent des festons qui découvrent une zone traitée dans une couleur différente de celle du reste de la traîne. Sur l'essai de broderie, une inscription à l'encre, en partie supérieure, indique que le modèle correspond au patron n° 170. Il était destiné autant à servir de référence dans les archives de la manufacture que d'échantillon de démonstration pour les commanditaires qui pouvaient, à l'aide de ces échantillons et des modèles de robes gouachés, déterminer exactement le vêtement qu'ils souhaitaient faire réaliser.
Maximilien Durand (fr)
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| - Essai de broderie pour angle d'une traîne de robe de cour (patron n° 170) (fr)
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