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  • C'est au moment de la translation des reliques de saint Lazare, le 20 octobre 1146, entre l'église Saint-Nazaire et la nouvelle église construite en l'honneur du saint à Autun que le dit « suaire de saint Lazare » est cité pour la première fois. Le récit de cette translation, rapporté par un témoin oculaire, indique que l'évêque d'Autun, Humbert de Baugé, fit ouvrir le sarcophage de saint Lazare, dont les restes étaient scellés depuis leur translation de Marseille après l’invasion des Sarrasins. À l’ouverture du sarcophage, on découvre le corps du saint non corrompu et son suaire. L'évêque d'Autun enveloppe alors les ossements dans un serico pallio pretioso, « vêtement de soie précieux », qu'il place ensuite dans un nouveau sarcophage après avoir prélevé le chef et le bras droit du saint, qui retournent dans l’église Saint-Nazaire (Étienne-Michel Faillon, Monuments inédits sur l'apostolat de Marie-Madeleine en Provence et sur les autres apôtres de cette contrée, saint Lazare, saint Maximin, sainte Marthe, les saintes Marie-Jacobé et Salomé, etc., tome I, Paris, 1848, p. 1181-1182). Le cercueil n’a pas été officiellement ouvert entre le XIIe siècle et le XVIIIe siècle, époque à laquelle des doutes sur l’authenticité des reliques du saint poussent le clergé à procéder à leur vérification. Le 20 juin 1727, Antoine-François de Bliterswick de Moncley, évêque d’Autun, fait ouvrir le caveau situé sous le tombeau du saint. L’inscription en latin, gravée dans le plomb, permet de s’assurer de l’identité du saint et de la date de sa translation. À l’ouverture du sarcophage, on trouve un tissu « qui était de soie dont le fond violet se trouvait mêlé de différentes couleurs ; enfin d'une peau de cerf, qui enveloppait les ossements de saint Lazare, à la réserve néanmoins du chef, de l’os d’un bras et de quelques ossements peu considérables, qu’on ne trouva point dans le cercueil. » Les reliques sont replacées dans le cercueil de plomb quelques années plus tard, le 18 juillet 1731, avec le procès-verbal du 20 juin 1727 et celui qu’on dresse le jour même. Le cercueil, soigneusement scellé, fut remis dans son mausolée (Copie des verbaux dressés par l'ordre de Monseigneur l'illustrissime et révérendissime Évêque d'Autun à l'occasion de la découverte des reliques du corps de saint Lazare, Nuys, 1727). Profanées en 1793, les reliques sont recueillies par des dames pieuses, rapportées à l’évêque d’Autun, François de Fontanges, et authentifiées lors d’un acte établi le 18 août 1803. Après avoir examiné les ossements, ce dernier reconnaît que « le morceau d’étoffe de soie bleue joint aux ossements rapportés par Mme Daclin, les morceaux de même étoffe joints à la tête rapportés par Mme Mongin, et encore les morceaux de même étoffe, de toile, de soie rouge, débris d’étoffe d’or et d’argent, rapportés par Mme de Millery, etc., sont des lambeaux d’anciens suaires de saint Lazare » (Annales de la Société éduenne, 1858, p. 364-365). Les reliques de saint Lazare seront à nouveau translatées le 7 septembre 1856 par l'évêque d'Autun, Frédéric-Gabriel-Marie-François de Marguerye, et une commission nommée ad hoc procède à la reconnaissance des étoffes attachées aux reliques. Le pallio serico pretioso, déposé par l'évêque Humbert sept siècles plus tôt, se trouvait parmi eux. Les observations de la commission sont rapportées par l'abbé Dévoucoux lors d’une séance de la Société Éduenne du 4 janvier 1857, car elles « importent à la fois la liturgie et l'histoire de l'art ». Il présente à la Société le tissu lui-même, mais également le manuscrit du XVe siècle portant copie du procès-verbal du 20 octobre 1146, celui, original, de la translation de 1727, les procès-verbaux de reconnaissance de 1803 et les pièces de l'enquête faite en 1856 par l'abbé Bouange (ibid., note 1, p. 415). L'enquête de 1856 et la présentation du suaire l'année suivante excitent la curiosité des savants. La même année, Arcisse de Caumont rapporte dans le Bulletin monumental que « cet ancien tissu est un des plus importants qui nous restent en France ». Charles de Linas le commente dans plusieurs de ses publications. Il indique que le tissu, qu'il a pu observer encadré sous une glace, lui « a paru si curieux, qu'[il] n'a pas résisté à la tentation d'en lever un calque. » Son dessin, qu'il n'a malheureusement pas publié, aurait reproduit le suaire « en entier ». La tenue à Autun de la quarante-deuxième session du Congrès scientifique de France en 1876 renouvelle l'attention des savants sur le suaire. Les membres du Congrès purent observer le fragment dans la sacristie de la cathédrale, et le rapport de cette visite est établi par Harold de Fontenay, dont on trouve une description précise dans sa publication Autun et ses monuments (1889). On doit aux savants du XIXe siècle les premières spéculations sur les conditions d’arrivée du suaire en Bourgogne. Malgré les observations de l’orientaliste Joseph-Toussaint Reinaud, qui concluent dès les années 1850 à une provenance andalouse, l’abbé Dévoucoux imagine un itinéraire fantasmé : il y voit une écharpe ayant appartenu à un prince arabe, rapportée par un Croisé et offerte par dévotion à saint Lazare (Annales de la Société éduenne, 1858, note 1, p. 365). C’est Harold de Fontenay qui propose la provenance la plus plausible, et qui n’a pas été démentie à ce jour : le suaire aurait fait partie du butin réalisé par Alphonse VI de Castille et son allié Abd al-Mamoun lors de la prise de Cordoue en 1077. Il serait passé des mains du roi catholique à celle de son beau-frère, Eudes Ier de Bourgogne, lequel en aurait fait présent à l’église Saint-Nazaire d’Autun en 1094. Les premières opérations connues de « réparation » du suaire datent de 1904. Des courriers échangés durant l'été 1904 entre le vice-président de la Chambre de Commerce de Lyon, Auguste Isaac, et Adolphe-Louis-Albert, cardinal Perraud, évêque d'Autun, nous informent du projet du cardinal de faire restaurer le suaire « qui menaçait de tomber en poussière » par le musée des Tissus. Le musée obtient en échange de la réparation la cession du fragment le moins bien conservé du tissu. Contrairement à ce qu'à laissé croire une interprétation erronée du registre d'inventaire du musée des Tissus, cette réparation n'a jamais été réalisée par une certaine Mme Bellegin pour 25 francs. Le « restaurateur » est anonyme, mais on sait que « la facture comprenant la réparation du suaire s'élev[ait] à 200 francs ». La restauration a eu lieu au cours de l’été 1904, et le don de l’évêque est formalisé en novembre. Seule l’observation du montage au cours des dérestaurations intervenues au cours du XXe siècle sur les trois fragments peuvent nous renseigner sur les interventions de 1904. Tous étaient doublés d'un taffetas rose, composé de plusieurs morceaux, et fixés à leur support par des points grossiers en soie bleue. Le fragment d’Autun, qui a été remonté dans un format d'un mètre soixante de longueur et protégé sous verre, est installé à la sacristie, puis transféré au palais épiscopal par le cardinal Perraud avant 1906, puis au nouvel évêché de la place Sainte-Barbe. Celui de Lyon est monté sur deux supports différents, et le fragment le plus lacunaire sera découpé à une date inconnue et parviendra au musée de Cluny en 1933 par l’intermédiaire de la collection Claudius Côte puis David David-Weill. La découpe du taffetas rose correspond parfaitement à celle laissée dans l’un des morceaux de Lyon. En avril 1960, le professeur David Storm Rice, de l’Université de Londres, obtient des inspecteurs des Monuments historiques et des musées concernés l’autorisation d’observer les différents morceaux du suaire à Paris, en prévision d’une publication sur la chasuble de saint Thomas Becket de Fermo (David Storm Rice, « The Fermo Chasuble of St. Thomas-a-Becket », The Illustrated London News, 1959, p. 356-358). Les remarques qu'il adresse à l’inspecteur des Monuments historiques Jacques Dupont encouragent ce dernier à envisager la recomposition du fragment d’Autun. Suivent une campagne photographique et une restauration réalisée par Margarita Classen-Smith en 1961-1962. Le support de taffetas rose est doublé par une toile, et les points de restauration réalisés en 1904 sont retirés. La soie rose, qui apparaît à travers les lacunes du suaire, est peinte à la gouache bleue pour améliorer la lisibilité du tissu. Le suaire nouvellement « restauré » pourra être présenté en 1965 à l’exposition Trésors des églises de la France à Paris. Les conséquences d’un dégât des eaux dans la pièce d'exposition du suaire et le projet concomitant d’aménagement liturgique du chœur de la cathédrale d’Autun poussent l’inspectrice des Monuments historiques de l'époque, Judith Kagan, à demander une étude de restauration à Céline Wallut et Valérie Marcelli en 1996. La restauration a consisté à retirer la toile et le taffetas rose de doublage, à neutraliser le développement des moisissures et à supprimer les points de couture disgracieux et les points de colle. Le décollage du tissu a révélé un très grand nombre de fragments épars et superposés, qui donnaient jusqu'alors l’illusion de l’intégrité. Les restauratrices proposent alors à l’Inspection des Monuments historiques différents partis de remontage, qui tranche en faveur d'une présentation verticale, qui est celle que nous observons encore aujourd'hui. Valérie Marcelli avait également participé, quelques années plus tôt, à la restauration des deux fragments de Lyon, dans le cadre d’un stage qu'elle avait effectué au musée des Tissus en 1993. Jusque-là, seul l'un des deux fragments (MT 27600.1) avait été exposé dans les collections permanentes du musée, et ce pendant plusieurs décennies. Le second (MT 27600.2), était resté dans dans les réserves du musée, et ce n'est qu'en 1986 ou 1987 qu'il fut à nouveau mis en relation avec le premier. Le rapprochement des deux fragments montre alors que le premier d'entre eux a beaucoup perdu de la fraîcheur de ses couleurs du fait de son exposition prolongée. On confie à Valérie Marcelli la restauration et la réunion des deux morceaux. Le suaire est alors débarrassé de son doublage de taffetas rose, et les fragments sont disposés selon un format horizontal pour se conformer à la présentation encore visible à Autun à cette époque. Le décor du suaire est organisé en médaillons lobés de vingt-deux centimètres de diamètre environ, disposés en registres horizontaux, meublés alternativement par des sphinges passant ou affrontées et par des cavaliers. Des carrés lobés disposés sur la pointe, placés en quinconce entre les médaillons, contiennent des aigles héraldiques attaquant des lapins, ou des quadrupèdes, que l'on devine sur le fragment de Lyon depuis la restauration de 1993. Deux détails étaient restés inédits jusqu'à ce jour. Sur le fragment de Lyon, la disposition des lièvres est inversée de part et d'autre d'un carré où le motif s'apparente à un arbre stylisé ou à un paon, tandis qu’à Autun, des carrés sur la pointe plus allongés que ceux enserrant des aigles et des lapins sont meublés de paons. En effet, dans la partie inférieure droite de la présentation actuelle, on devine une tête d'oiseau au long cou, coiffée d'une aigrette. En outre, parmi les fragments épars actuellement conservés au musée de Cluny à Paris, se trouve également un morceau de taffetas portant la représentation de l'avant-train d'un paon à la tête retournée. À gauche du paon subsistent les traces de points de broderie dits « d'Orient » en soie rouge, qui indiquent que l'oiseau se trouvait dans un carré ou un losange lobé, puisque seules les bordures rectilignes des broderies sont soulignées de ce type de point, les lobes étant au contraire soulignés par des points fendus. On peut donc supposer que les paons, qu'il faut chercher dans les losanges lobés sur les marges du tissu, se tenaient tantôt la tête vers la gauche, tantôt retournée vers la droite. Actuellement, on dénombre dix-huit cavaliers, plus ou moins lacunaires. On en voyait seulement dix-sept au XIXe siècle, mais le parti actuel de restauration d’Autun ne permet pas de déterminer si certains des fragments présentés séparément auraient pu appartenir à un seul cavalier. Plusieurs cavaliers tiennent d’une main leur oiseau de proie, de l’autre l’animal capturé, la plupart du temps des lapins, mais aussi des oiseaux, comme une sorte de perroquet et une grue, bien identifiable à son long cou et ses pattes graciles. Une autre grue est perchée sur la croupe d’un des chevaux représentés sur le fragment d’Autun. Les thèmes cynégétiques sont très courants dans le répertoire de l'Espagne musulmane au Moyen Âge. On en trouve sur de nombreux objets en ivoire sculptés pour la cour de Cordoue aux Xe et XIe siècles. Des cavaliers fauconniers représentés sur la pyxide Davillier du Louvre (attribuable stylistiquement aux années 970) ou sur un coffret conservé à la cathédrale de Pampelune, et daté par ses inscriptions de 1004-1005, adoptent la même posture et le même accoutrement que les cavaliers fauconniers du suaire d'Autun. On y voit des scènes d’autourserie mais également de chasse à dos d’éléphant et de chasse à courre, qu’évoque peut-être la lance ou javeline que brandit le cavalier sur le fragment d’Autun. De même, la représentation des grues sur le suaire reflète le goût pour la chasse en Andalousie, car ces oiseaux, chassés au faucon, était le gibier à plumes le plus apprécié en Espagne à partir du IXe siècle. Les sphinges sont représentées la tête de face mais le corps de profil, la patte avant droit levée, la queue ramenée au-dessus de l’échine et s’achevant par un bouton de lotus. L’unique représentation de sphinges affrontées est conservée au musée des Tissus de Lyon. Elles sont assises sur leurs pattes arrière, le corps de profil et la tête de face. Le fragment est très lacunaire, mais on devine le bouton de leur queue au-dessus de leurs têtes, et leur chevelure. Seuls les restes d’un ruban perlé, dans les parties inférieure et supérieure, permettent de placer ce motif dans un registre d’hexalobes, et non dans un carré festonné. Plusieurs érudits du XIXe siècle ont vu, en plus des « chimères panachées » ou « affrontées », des sphinges ailées. C’est aussi la représentation qui en est donnée par le père Arthur Martin, dans ses Mélanges d'archéologie. Pourtant, l’observation minutieuse de tous les fragments ne laisse pas deviner ne serait-ce que le départ d’une aile sur l’épaule des sphinges. Doit-on en déduire qu’il existait peut-être des fragments avec des sphinges ailées, qui ont disparu au cours des multiples réparations que le suaire a subies ? Le suaire de saint Lazare porte quatre inscriptions : trois se lisent sur la ceinture d'un registre de trois cavaliers du fragment du suaire conservé à Autun, et la dernière est brodée sur le bouclier d'un cavalier du fragment lyonnais. C'est au milieu du XIXe siècle que l'on rapporte les premières transcriptions et interprétations des inscriptions sur le suaire. L'orientaliste Joseph-Toussaint Reinaud identifie très tôt l'épithète al-Muzaffar, qu'il attribue à ‘Abd al-Malik (1002-1008), second amiride et fils du célèbre al-Mansur. Sa lecture de l’inscription intégrale n’a, semble-t-il, jamais été publiée, mais les remarques du savant ont été rapportées par d’autres érudits, qui indiquent que le tissu porte deux fois l’épithète El Modhoffer, se rapportant au « fils du célèbre Mohammed al-Manzour et comme lui hadjib ou ministre de l’émir [sic] de Cordoue. » L’analogie avec les titulatures du coffret en ivoire conservé au musée de Navarre à Pampelune, daté par ses inscriptions de 1004-1005, est également établie dès avant la fin du XIXe siècle (Anatole de Charmasse, « Précis historique », dans Harold de Fontenay, Autun et ses monuments, 1889, p. clj). Mais il faut attendre 1967 pour que la datation du suaire soit affermie et précisée par un article d'Eva Baer. Elle précise que ‘Abd al-Malik, qui portait le titre honorifique de Sayf al-Dawla (« épée de la dynastie [umayyade]») depuis la destruction de León en 1004, reçoit le laqab d’Al-Muzaffar (« le Victorieux ») après une glorieuse expédition à Clunia contre les troupes de Sancho Garcia en 1008. Il ne conserva ce titre que quelques mois, puisqu’il trouva la mort la même année lors d’une nouvelle expédition en Castille (Eva Baer, « The Suaire de Saint Lazare. An Early Datable Hispano-Islamic Embroidery », Oriental Art, New Series, XIII, n° 1, 1967, p. 1-14 et plus spécifiquement p. 2). Le suaire est donc précisément daté de 1008. Les savants du XIXe siècle se sont également intéressés à la disposition des inscriptions sur le suaire. L’abbé Dévoucoux, qui participe activement à l'enquête de 1856, indique que les inscriptions arabes, brodées sur la ceinture de plusieurs cavaliers, « ne se trouvent qu’au bas de chacun des deux côtés pendant de la ceinture ou de l’écharpe (c'est-à-dire le suaire). […] Ces inscriptions expriment, d’un côté, un vœu pour la prolongation de la vie du possesseur du vêtement, de l’autre, des souhaits pour qu’il soit victorieux et puissant par la protection d’Allah ». Il poursuit : « les mots arabes Nassaraou Allaou (qu’Allah le protège) y sont parfaitement reconnaissables. Les idées de force, de puissance, de victoire et de gloire sont exprimées par les autres mots » (Annales de la Société éduenne, 1858, p. 415 et note 1, p. 365). On comprend de la description de l’abbé Dévoucoux d’une part que les inscriptions se suivent sur le suaire, et, d’autre part, que deux lignes d’inscription se situent des deux côtés de ce qu’il appelle alors « l’écharpe. » Les trois cavaliers du fragment d’Autun portant des inscriptions sur leurs ceintures sont situés sur un même registre. Le nom d’Al-Muzaffar est lisible sur le troisième personnage en partant de la gauche, et les deux cavaliers précédant sur la même ligne portent une inscription tenue pour illisible. Néanmoins, on lit encore sur la ceinture du cavalier au centre un mot commençant par ﻨ (n) et s’achevant par ﻪ (h/é), et, sur celle du cavalier gauche, les lettres آ (a) ou ﻠ et un ﻪ (h/é) final. Peut-on en déduire que ce sont les mots que le professeur Reinaud aurait déchiffré avant 1857, ﻨﺼﺭﻩ ﺍﻟﻟﻪ (Nassaraou Allaou) ? Quant à l'inscription sur l’écu du cavalier de Lyon, elle signifierait, selon la lecture du professeur Storm Rice en 1960, Al-Muzaffar a’azzahu’llah (ﺍﻟﻤﻇﻔﺮ ﺃﻋﺯﻩ ﺍﻠﻟﻪ « puisse Dieu accroitre sa gloire ») (Eva Baer, op. cit., note 7a, p. 13), formule que l'on retrouve sur la pyxide en ivoire conservée dans le trésor de la cathédrale de Braga, mais associée au premier laqab du hajib. On remarque par ailleurs que le cavalier de Lyon est le seul personnage à porter un bouclier et à brandir une épée, et qui plus est, à la tenir par la lame est non par la fusée. On est tenté d’interpréter l’épée et son port inhabituel comme une allusion littérale au laqab que portait ‘Abd al-Malik après sa victoire sur le León en 1004, Sayf al-Dawla. De plus, si l’on se fie à la trancription de Storm Rice, les vœux de gloire portés sur son bouclier coïncideraient avec le retour triomphant de ‘Abd al-Malik après sa victoire à Clunia. Les deux inscriptions correspondraient donc à la description de l’abbé Dévoucoux, à savoir d’un côté des vœux appelant la protection sur le hajib, de l’autre une invocation à sa gloire. Reste que le savant avait remarqué que les inscriptions se trouvaient aux deux extrémités du suaire. Quoiqu'il soit inutile de spéculer sur la place des inscriptions sur le suaire au milieu du XIXe siècle, puisque cette disposition n’était déjà plus fidèle à la composition originelle du tissu, on peut noter que les inscriptions ne pouvaient effectivement être toutes disposées sur le même registre puisque, pour des questions de respect du rapport de dessin, le médaillon de Lyon portant le titre al-Muzaffar ne peut se raccorder au registre de cavaliers portant des inscriptions à Autun. Le suaire a fait l'objet de plusieurs analyses quant à sa technique de fabrication ; la plus détaillée étant celle publiée par Sophie Desrosiers en 2004, d'après le fragment conservé au musée de Cluny à Paris (Sophie Desrosiers, Musée national du Moyen Âge. Soieries et autres textiles de l'Antiquité au XVIe siècle, Paris, 2004, n° 62, p. 138-140). L'observation rapprochée du suaire conservé au musée des Tissus de Lyon au mois de juin 2014 a permis de vérifier ou de préciser les caractéristiques techniques du suaire. Le taffetas est composé d'une chaîne en soie de torsion Z (réduction 50-60 fils au centimètre), et d'une trame sans torsion appréciable, moins dense (réduction 30-36 coups au centimètre). La broderie montre une variété de points différents : point couché pour les fils d'or et pour certains détails en soie rouge vif ; points de tige, points fendus pour les soies, ainsi que des points d’Orient (ou de Boulogne) pour les tracés rectilignes en soie rouge. Les fils bleus du taffetas de fond n’ont pas fait l’objet d’analyses, mais les nuances de bleu sur deux autres textiles umayyades contemporains, un fragment de tapisserie dite « des Pyrénées » (Institut Valencia de Don Juan, Madrid, inv. 2071) et le voile de Hisham II (Real Academia de la Historia, Madrid, inv. 292), ont été obtenues avec de l’indigo. Son usage est systématique pour l’obtention de la couleur bleue sur les soieries hispano-mauresques plus tardives, comme par exemple sur le manteau de Notre-Dame-de-la-Victoire de Thuir (Lyon, musée des Tissus, inv. MT 28003 ; XIIe siècle), teinte en bleu indigo à forte teneur en indirubine. Le bleu profond du taffetas du suaire de saint Lazare rappelle les nuances colorées de l’indigo, contrairement au bleu moins saturé obtenu avec de la guède. Plusieurs témoins du XVIIIe et du XIXe siècle décrivent d’ailleurs le suaire de couleur violacée. Ce bleu a pâli depuis, du fait de l’exposition prolongée et de l’usure du taffetas, et les fils paraissent blancs aux endroits les plus usés, révélant une imprégnation superficielle de la couleur. Dans les zones où le fil de chaîne est rompu, on voit nettement que la trame n’est teinte que d’un côté, trahissant une teinture en pièce et non en fil, qu’induit la saturation irrégulière du bleu sur toute la surface du taffetas. Des prélèvements réalisés sur des fils de broderie et analysés par le Laboratoire de recherche des Monuments historiques et le C.H.L.P. ont montré que le rouge a été obtenu à partir d’un tannin hydrolysable (ellagitanin), d’extrait de bois rouge (famille Caesalpiniooideae) et de kermès des teinturiers. Le mordançage a dû être réalisé avec de l’alun. L’Espagne produit et exporte de très grandes quantités de kermès des teinturiers depuis l’Antiquité. Les auteurs arabes, et notamment Maqqari, mentionnent plusieurs sites de production, tels que les districts de Séville, Labla, Saduna et Valence, et le Calendrier de Cordoue, daté de 961, indique qu’un impôt portait sur le kermès pour approvisionner les tiraz officiels. L’importante production andalouse explique la présence quasi-systématique du kermès des teinturiers sur les tissus hispano-mauresques. Le fil d’or des broderies a été obtenu à partir de la torsion Z d’une lamelle organique dorée autour d’une âme en soie beige, elle-même torsadée en Z. L'emploi d'un substrat organique distingue le suaire de saint Lazare de la « tapisserie des Pyrénées » et l’almaizar d’Hisham II, qui ont tous deux des fils d’or composés d’une lamelle métallique tordue en Z autour d’un fil de soie. En revanche, les fils d’or de la tunique retrouvée à Oña en Espagne, et contemporaine du suaire, sont également des filés de baudruche, comme cela devient courant sur les broderies ou tissus façonnés hispano-mauresques à partir du XIIe siècle. Le suaire de saint Lazare offrirait donc le premier jalon datable de l’usage du fil de baudruche doré en Andalousie. Il est intéressant de noter que, jamais autant qu'au XIXe siècle la forme originelle du dit « suaire » de saint Lazare n'a été aussi disputée par la communauté des savants. Du Moyen Âge à la profanation des reliques, on ne décrit guère le vêtement (pallio au Moyen Âge, ou simple « tissu » au XVIIIe siècle), et on ne le mentionne pas encore comme étant une relique du saint, puisque l'attention des contemporains s'est d'abord intéressée aux ossements, qui étaient alors encore présents à Autun. Ce n'est qu'en 1803, alors que les ossements ont été profanés et dispersés, qu'on lui prête le nom de « suaire », dénomination qui convient bien aux tissus anciens ou fragmentaires, et qui a le mérite de forcer la dévotion du fidèle, surtout dans un contexte où les reliques ont perdu l’autorité de leur authenticité. Les descriptions du XIXe siècle laissent penser que les fragments rassemblés par Monseigneur de Fontanges au début du XIXe siècle ont été remontés dans un format allongé. L’abbé Dévoucoux parle d’une « écharpe » ou d'une « ceinture de soie » de « plusieurs mètres carrés », tandis qu’Anatole de Charmasse, qui reprend à plusieurs reprises le terme d’ « écharpe », indique qu’elle mesure quatre mètres quarante-cinq de long sur quatre-vingt-dix centimètres de large. C’est cette mention qui a poussé le professeur Rice à penser que le format originel du tissu était sans doute beaucoup plus important que celui que nous connaissons, puisque le plus grand des fragments, celui d’Autun, mesurait, en 1960, un mètre soixante-quatre de long sur quatre-vingt-dix centimètres de large. En reportant les dimensions supposément observées par Anatole de Charmasse, il en déduit que « la pièce telle qu’elle était au XVIIIe siècle [sic] avait quarante-cinq médaillons mais ce n’était qu’une partie de la broderie originale ». Mais, depuis, le suaire a été restauré, les fragments superposés ont été décousus et la présentation actuelle, plus « archéologique », lui a rendu des dimensions beaucoup plus importantes, puisqu’il mesure désormais 2, 115 mètres sur 0, 965 mètre. Cependant, les mesures évoquées par Anatole de Charmasse restent très supérieures à la surface totale de la soierie telle qu’elle est remontée aujourd’hui, d’autant plus que le montage XIXe siècle devait être plus dense qu’il ne l’est actuellement : les morceaux de Lyon et de Paris, présentés verticalement avant 1993, (MT 27600.1 : 0, 445 mètre sur 0, 85 mètre et MT 27600.2 : 0,77 mètre sur 0,90 mètre ; la largeur et la longueur maximales englobent le fragment de Paris) mis bout à bout mesureraient 1, 115 mètre sur 0, 90 mètre, ce qui, ajouté au fragment d’Autun, représente un total de 3, 230 mètres sur 0, 90 mètre environ. Or il est peu vraisemblable que plus d’un mètre de tissu ait disparu entre 1876 et 1904, même si l’on sait que le tissu, manipulé par le sacristain sans précautions, était « en loques », et qu’il a dû subir des pertes jusqu’à sa réparation en 1904, comme l’a révélé récemment l’apparition sur le marché de l’art d’un aigle aux ailes déployées, acquis en 2007 par le Musée d’art islamique de Doha (inv. TE.150.2007). De plus, Anatole de Charmasse ne comptait à son époque que dix-sept cavaliers, soit un de moins que ceux visibles aujourd’hui, et il ne décrit pas de registres iconographiques que l’on ne puisse observer de nos jours, hormis des « autruches » alternant avec les aigles héraldiques qu'il faut sans doute interpréter comme des paons, que nous avons pu observer récemment. Il est donc fort probable que les dimensions qu’il rapporte sont, sinon fantaisistes, exagérées. Ni les restaurations de 1904 ni celle de 1961 n’ont posé la question de la cohérence du montage des fragments. Celle de 1904 a contribué à la dispersion des morceaux, et celle de 1960, pour le suaire d’Autun, a préféré une densité de montage, obtenue artificiellement par la superposition de parfois quatre épaisseurs de tissu, à une présentation archéologique éclatée, qui seyait mal au statut de relique de l’objet. Au musée des Tissus de Lyon comme à la cathédrale d’Autun, le suaire se compose de deux fragments importants, avec plusieurs médaillons maintenus solidaires par des liaisons continues en taffetas, et d’une multitude de petits fragments épars, allant jusqu’à soixante-dix pour Autun. Tout l’enjeu des remontages de 1993 et de 1996-2000 a consisté à savoir dans quelle configuration ces deux fragments étaient placés l’un par rapport à l’autre ; les miettes de tissu venant compléter, forcément arbitrairement, les lacunes principales. Dans les deux cas, les hypothèses de remontage veillaient à respecter une formule tacite qui veut que des cavaliers et des sphinges ne peuvent se trouver sur le même registre. Les éléments isolés, comme le médaillon aux sphinges affrontées, ou le cavalier à l’écu à Lyon, sont plus ou moins placés au centre de manière à évoquer un axe de symétrie. Les interrogations sur le format originel de la pièce ont été alimentées lorsque l’on a découvert, en 1996, que les médaillons portant la représentation de sphinges inversées ne devaient rien à la fantaisie de la restauratrice, Margarita Classens-Smith, mais appartenaient à la disposition d’origine du tissu, puisque le taffetas de fond qui solidarise les deux registres tête-bêche de médaillons est encore sain. On a opté pour une présentation verticale du tissu, puisque les trois sphinges inversées ne se trouvent que sur un seul registre. En revanche, on a hésité entre placer les sphinges inversées au sommet de la composition, ou au milieu, en disposant les deux fragments selon une symétrie bilatérale. De plus, les restauratrices ont éprouvé de la peine à savoir si plusieurs registres de cavaliers ou de sphinges pouvaient se suivre, même si cette disposition est absente des plus grands fragments. Finalement, la solution adoptée est celle que l’on connaît : les médaillons inversés sont placés en partie supérieure et l’alternance registre de cavaliers/registre de sphinges n’est pas respectée puisque trois registres de cavaliers se suivent. Les plus petits fragments sont placés aléatoirement, tout en respectant le sens chaîne-trame. La chaîne, plus dense que la trame, est parallèle à lecture de la broderie, quoiqu’un fragment erronément tenu pour être une lisière ait été placé perpendiculairement à ce sens sur le fragment d’Autun, au sommet de la reconstitution actuelle. À Autun, on devine sur le côté droit du fragment inférieur une sorte de bordure, qui s’achèverait par des losanges lobés meublés de paons. On retrouve ce même arrangement sur le bord gauche du fragment supérieur, mais pas sur son bord droit, qui ne coïncide de ce fait pas avec le fragment inférieur. Le remontage hypothétique doit-il privilégier à la présentation à plat, qui ne prend pas de réel parti de présentation (ni relique, ni vêtement) une disposition qui tienne compte de la destination initiale du tissu, lorsqu'il a été confectionné dans les ateliers andalous ? Certains auteurs des XIXe et XXe siècles ont proposé d’y voir une écharpe, un turban ou encore une ceinture. La taille, la complexité du décor et la présence des inscriptions, difficilement lisibles si le tissu est plissé, se prêtent mal à ces usages, même si l’on connaît des représentations contemporaines de très longues écharpes qui ceignent le front de cavaliers ou de courtisans. La finesse du taffetas et la fragilité des liaisons entre les médaillons naturellement renforcés par la borderie rendent peu probable un usage d'ameublement, quoique des contributions récentes sur l'usage des tissus en Andalousie médiévale ont tenté de montrer que certains textiles hispano-mauresques, similaires au suaire de saint Lazare, aient pu servir de tentes ou de pavillons (Avinoam Shalem, « The Architecture for the Body : Some Reflections on the Mobility of Textiles and the Fate of So-Called Chasuble of Saint Thomas Becket in the Cathedral of Fermo in Italy », Dalmatia and the Mediterranean, Leyde, 2014, p. 246-267). Cette hypothèse est notamment appuyée sur des représentations médiévales, chrétiennes ou musulmanes, de tentes à décor de médaillons et d'inscriptions arabes. Cependant, il manque au suaire de saint Lazare la monumentalité du décor et la densité du tissu d'autres textiles, comme la chasuble de saint Thomas Becket de la cathédrale de Fermo. Les médaillons brodés de la chasuble sont près de deux fois plus grands que ceux d'Autun, et le double samit se prête sans doute mieux aux tensions provoquées par la suspension qu'un simple taffetas. Comme sur la chasuble de Fermo, néanmoins, plusieurs détails observés sur le fragment de Lyon montrent des traces de confection. Au centre de la pièce, on remarque une couture entre deux pièces de taffetas, recouverte par la broderie, indiquant que la broderie aurait été réalisée après la réunion de deux morceaux du taffetas. De même, l’inversion des sphinges ne s’explique que si la broderie a été réalisée pour une destination déterminée. Enfin, une fine bande de taffetas crème a été cousue sur une soixantaine de centimètres dans la partie inférieure gauche du tissu de Lyon, à l’aide de gros points réalisés avec un fil retors en soie jaune. Ce taffetas a été rapporté après avoir été lui-même cousu de plusieurs pièces, comme le laissent deviner des coutures et des sens trame-chaîne contradictoires. Le taffetas est proche de celui de couleur bleue qui constitue le fond de la broderie d’Autun, mais son tissage est plus lâche (chaîne : 29-32 fils au centimètre ; trame : 19-21 coups au centimètre). Tous ces indices suffisent-ils pour conclure que le suaire de saint Lazare a été conçu initialement comme un vêtement ? La tunique retrouvée en 1968 dans l’église paroissiale d’Oña (Logroño, province de Burgos) est un des très rares exemples de vêtements conservés pour la période califale en Espagne. Elle a été exhumée près du sépulcre de l'infante sainte Tigridia, fille du comte Sancho, qui fit ériger son tombeau familial à Oña en 1017. La tunique, brodée sur une toile de lin très fine, se compose de trois fragments. Le plus grand, formé de trois pièces cousues entre elles, mesure 1, 36 mètre sur 1, 05 mètre (manches comprises), les deux autres 45 x 75 centimètres et 35 x 32 centimètres. La forme générale est trapézoïdale, et la broderie, dont le style est proche de celle du suaire de saint Lazare, est disposée dans la longueur de la tunique : les médaillons étaient tournés de quatre-vingt-dix degrés lorsque la tunique était portée. Les médaillons sur la manche rapportée reprennent le même sens de lecture, mais un cartouche épigraphié borde l’épaule (Manuel Casamar et Juan Zozaya, « Apuntes sobre la yuba funeraria de la Colegiata de Oña, Burgos », Boletín de Arqueología Medieval, 5, 1991, p. 39-60). Cette inscription, ainsi que deux autres, ne donnent que la bismillah suivie de quelques mots de la fatiha. La tunique d’Oña donne des indices sur la manière de confectionner un vêtement au XIe siècle en Andalousie. Le vêtement est formé de deux trapèzes, eux-mêmes constitués de plusieurs morceaux cousus, et les manches sont rapportées par des coutures aux aisselles. L’encolure est peu profonde. Les motifs ne sont pas forcément disposés dans le sens de la lecture une fois le vêtement porté, mais des inscriptions soulignent l’emmanchure. Sur les ivoires contemporains, et notamment sur le coffret du musée de Pampelune, une bande décorative barre les deux manches des vêtements que portent les personnages, évoquant peut-être des broderies ou des inscriptions, comme on le voit par ailleurs sur des céramiques fatimides. Les courtisans portent des tuniques à manches longues et descendant aux chevilles. Ceux des cavaliers qui portent une tunique longue en rabattent parfois un pan dans la ceinture pour plus d’aisance. D'autres chasseurs sont vêtus d'une sorte de tunique courte confectionnée dans un tissu plus grossier que suggèrent des petits traits gravés et l’absence de plis fins. Les multiples découpages, démontages et remontages que le suaire de saint Lazare a subi perturbe beaucoup la lecture des fragments, et il semble difficile de faire des projections sur la coupe du vêtement d’origine. La taille des fragments du suaire correspond à peu près à celle d’une tunique longue, si l'on se fie aux mesures de la tunique d’Oña. Les inscriptions, qui se suivent sur au moins quatre-vingt-dix centimètres sur le fragment d’Autun, pouvaient être placées à l’épaule, sur les manches ou, comme le décrit Ibn Khaldun, sur les « bords » du vêtement, privilège réservés aux vêtements du souverain ou des courtisans ayant une charge à la cour (Cristina Partearroyo Laacaba, « Estudio histórico-artístico de los tejidos de al-Andalus y afines », Bienes Culturales. Revista del Patrimonio Histórico Español, 2005, p. 37-74 et plus particulièrement p. 47). Malheureusement, la tunique d’Oña montre aussi que le sens de lecture des médaillons peut être indifférent à la coupe du vêtement, puisque les médaillons sont tournés de quatre-vingt-dix degrés par rapport au sens de lecture du vêtement porté. Mais pourquoi aurait-on brodé le suaire de saint Lazare après confection, selon un schéma complexe montrant des ruptures de symétrie (axe végétal et sphinges affrontées de Lyon, lièvres passants remplaçant les aigles attaquant les lapins) et des inversions de sens de lecture, pour réaliser un vêtement selon une disposition aléatoire des motifs ? Les questions portant sur la disposition du décor et l'usage initial du suaire de saint Lazare se posent également pour les tissus qui forment un même corpus. Parmi eux, l'un des plus célèbres est sans doute la chasuble de saint Thomas Becket, conservée à la cathédrale de Fermo, qui avait attiré l'attention du professeur David Storm Rice après à sa restauration dans les années 1950. Suite à la parution de son article, Rice avait pu obtenir de voir les différents fragments du suaire de saint Lazare à Paris, mais ses observations n'ont pas donné lieu à une nouvelle publication. Comme sur la chasuble de saint Thomas Becket, on retrouve sur la tunique découverte à Oña le même bestiaire que sur le suaire de saint Lazare, disposé dans des médaillons circulaires alternant avec des cartouches étoilés et des carrés lobés sur la pointe. Cette tunique est en soie brodée sur lin écru, tandis que la chasuble de Fermo serait un samit brodé de soie. Or, la palette colorée des fils de broderie de San Fermo comme du lin à Oña, ainsi que l'iconographie de la tunique d'Oña sont très proches de ceux que l'on retrouve sur un groupe de textiles irakiens ou iraniens du Xe et XIe siècle, appelés mulham du fait de l'emploi d'une chaîne en lin et d'une trame en soie. Or les cours de Cordoue et de Bagdad ont entretenu des contacts très étroits, comme l'illustre notamment le célèbre Ziryab, musicien exilé de la cour abbasside et réfugié en Al-Andalus après 821. Il contribua à modifier l'étiquette sous le règne d'Abd al-Rahman III, en introduisant le port de tuniques en soie colorée (jubba), de robes à larges manches, également appelées mulham, dont on conserve encore des exemples, ou des vêtements importés de la ville de Merv en Iran, réputée pour son art du tissage. C'est d'ailleurs sous le règne du premier calife umayyade que l'industrie textile prit un remarquable essor en Espagne et que le dar al-tiraz (manufacture royale) fut créé. Le calife y faisait tisser ou broder des tissus à son nom, parfois sur des tissus importés. Dans le Muqtabis, Ibn Hayyan (987-1076) rapporte qu'Abd al-Rahman III fait offrir des tissus importés ('ubaydî), brodés dans le tiraz califal au nom du destinataire, « comme cela ne pouvait se faire dans les manufactures abbassides » (Manuel Casamar et Juan Zozaya, op. cit., p. 40). Le suaire de saint Lazare, qui porte le titre d'un général amiride, a probablement été brodé en Espagne. Mais la disposition des motifs, le répertoire iconographique jusque dans la reproduction de certains détails – comme par exemple la disposition des sphinges, queue relevée, et le recours à un fil de couleur contrastante pour souligner le contour de la cuisse – trahissent une parenté évidente avec les soieries et les mulham « buyides ». Seule la palette des fils utilisés pour le taffetas et la broderie du suaire de saint Lazare, très colorée, ne correspond pas à celle que l'on retrouve dans ces tissus moyen-orientaux. Faut-il y voir une jubba, vêtement léger et bariolé, dont le port était indiqué en été, contrairement aux vêtements recommandés pour l'automne, moins chatoyants et plus épais, parfois en lin (comme la tunique d'Oña) ? Car les couleurs du suaire d'Autun se retrouvent sur d'autres supports que le textile pour l'Espagne umayyade. La plaquette d’un coffret en ivoire conservé au Metropolitan Museum de New York porte des traces de vert et de rouge sur le feuillage, de bleu sur l’une des fleurs et de vert sur la queue d’un oiseau (inv. 13.141). De même, on observe encore des traces de bleu ou de vert sur le coffret du musée du Pampelune, bien visibles dans les cavités, notamment à l’arrière-plan de la scène avec la représentation supposée du hadjib. Or une inscription poétique reportée sur une pyxide en ivoire fait la comparaison entre l’objet et des somptueux vêtements. Il est donc possible que la gamme des rouges, verts et bleus, que l'on retrouve dans les creux épargnés par l'usure du temps et les décapages sur les ivoires umayyades, reflète celle de certains des vêtements d'apparat à la cour du calife. Le suaire de saint Lazare pourrait donc être un de ces vêtements d'inspiration ou d'importation abbasside, mais adapté à l'étiquette umayyade, que 'Abd al-Malik fit réaliser – ou pour le moins broder – à son nom après avoir reçu le laqab d'al-Muzaffar. La fidélité des motifs aux exemples abbassides, et leur répétition, alors que la technique de la broderie laisse toute liberté dans la disposition et le dessin des motifs, trahissent l'influence des tissus façonnés d'importation irakienne. La prétendue lecture du nom d'Almeria sur la chasuble de saint Thomas Becket offrait jusqu'à présent à ce corpus de textiles la sécurité d'une attribution presque certaine à l'Andalousie. Mais il est tentant de profiter de la parution d'une monographie sur la célèbre chasuble, qui vient démentir la transcription du professeur Rice, pour réexaminer les liens et les jalons des productions textiles abbasside et d'Al-Andalus, dont le suaire de saint Lazare est un des plus beaux exemples. Ariane Dor (fr)
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