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  • Raoul Dufy naît au Havre en 1877. Après des études à l’École municipale des beaux-arts, il reçoit une bourse pour partir à Paris en 1900. Paul Poiret, alors particulièrement en vogue et admiré pour ses audaces de couturier, trouve chez Dufy un goût commun pour les arts décoratifs, et l’emploie dans l’atelier parisien qu'il vient d’ouvrir en 1911, « La Petite Usine ». L’expérience qu’y acquiert Dufy en matière de colorants et techniques d’impression sur tissu sert de laboratoire à sa création, et met en germe le talent de l’artiste-décorateur que Charles Bianchini, responsable de la maison de soieries lyonnaise Atuyer-Bianchini-Férier, ne tarde pas à repérer. L’engagement de Raoul Dufy est le fruit d’une attention particulière portée par Bianchini aux nouvelles orientations qui se manifestaient dans les arts décoratifs. Dès 1910, la production prend un nouveau tournant avec les créations de fleurs stylisées fournies par Raoul Dufy et Paul Iribe, qui deviennent quantitativement aussi nombreuses que les représentations florales traditionnelles. Parallèlement, les couleurs deviennent plus vives. Dufy signe finalement un contrat d’exclusivité avec la maison Atuyer-Bianchini-Férier le 1er mars 1912 : toute composition créée pendant la durée de ce contrat de trois ans reste la propriété de la maison de soieries. Il travaille alors dans les studios parisiens de la maison lyonnaise, avenue de l’Opéra. Il déménage impasse de Guelma en 1919, et signe un nouveau contrat avec le soyeux qui ne prend fin qu’en 1928. Les premières inspirations des textiles de Dufy sont les bois gravés qu’il a réalisés en 1910-1911 pour illustrer le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, de Guillaume Apollinaire. Les gravures, de format carré, sont consacrées chacune à un animal du bestiaire. Dufy est le seul à avoir choisi l’éléphant comme ornement dans la période d’avant-guerre, mais entre 1918 et 1923, quinze tissus façonnés édités par Bianchini-Férier (la raison sociale de la maison a changé à la mort, en 1912, de François Atuyer, l'un des fondateurs) et composés par différents dessinateurs représentent cet animal. Ce motif s’inscrit quatre fois dans la largeur du lé. Dufy a conçu un dessin dont le rapport permettrait de tisser un motif à quatre chemins suivis, suivant les recommandations de Bianchini : « les fabricants de tissus pour ameublement font presque tous leurs dessins sur le même montage à une corde qui donne au maximum quatre chemins suivis. […] Avec ces montages ils peuvent faire tous leurs articles, quelles que soient les armures. Ils évitent ainsi des frais considérables et une grande perte de temps. » Ce tissu façonné était destiné à l’ameublement ; l’artiste a représenté un éléphant d’Asie en marche, alternativement dirigé vers la droite ou la gauche, la tête levée dans cette dernière direction. La dynamique de l’animal est accentuée par l’arabesque de sa trompe qui épouse la courbe formée par les trois feuilles de palmier déployées en éventail derrière son dos. Il s’inscrit dans un losange dont les quatre angles sont matérialisés par une panthère, les pattes écartées au-dessus de la tête de l’éléphant. Les lignes sinueuses de branches feuillues guident le regard le long du tissu, dans le sens de la longueur, formant de grandes obliques qui structurent l'ensemble. Un oiseau de paradis complète le tout, sa silhouette n’apparaissant qu’un registre sur deux permet de faire le lien entre deux félins. Le prédateur domine ainsi la faune qui l’environne, tout en étant plus discret que l’élément principal, l’éléphant. Le thème des animaux affrontés est très courant en Orient, sur les tissus persans notamment, que Dufy a pu étudier au musée des Tissus, dans les collections des musées Guimet et des Arts décoratifs à Paris, ou dans les archives de Bianchini. Plusieurs gravures du Bestiaire s’inspirent aussi des planches botaniques de l’Encyclopédie des arts décoratifs de l’Orient, publiée en 1883. La disposition des éléments en losanges permettrait de faire le lien avec les productions persanes, tandis que le motif de la palmette stylisée se rapproche de celui d’un dessus de coussin turc, produit à la fin du XVIe siècle et conservé au musée des Tissus (inv. MT 28079). Une comparaison avec l’« Éléphant » du Bestiaire permet de voir que Dufy a énormément allégé la composition d’origine. Il ne reprend que le motif de feuillage se trouvant à gauche de l’animal sur la gravure, pour évoquer la jungle sur le tissu. Il semblerait que le dessin de La Jungle ait d’abord été conçu pour l’impression, comme le suggèrent deux toiles de Tournon produites en 1914. L’essentiel est déjà en place, mais Dufy a dû revoir quelques détails lorsqu’il a adapté le dessin pour le façonné. Sur les toiles de coton, la panthère n’est pas représentée dans la même position sur chacun des registres, et la trompe de l’éléphant attrape une branche au-dessus de lui. En revanche, Dufy et Bianchini conservent le principe de trichromie qui caractérise les tissus pour l’ameublement de la maison. La force de l’artiste est d’adapter son vocabulaire, résolument neuf dans le style comme dans l’iconographie ici, tout en conservant la structure typique d’un tissu du XVIIIe ou du XIXe siècle. Héritier de Philippe de Lassalle, et des grands principes qui avaient fait la gloire de la production de soierie lyonnaise, Dufy retient des compositions antérieures les lignes sinueuses qui conduisent le regard le long du tissu, réinterprète les rubans ponctués de fleurs en feuillages peuplés d’oiseaux de paradis ; et les paniers de roses deviennent des éléphants. Dès 1920, il existe plusieurs versions du motif édité en satin façonné ou imprimé, comme le prouvent les nombreuses reproductions dans la presse et les planches d’impression conservées datant de 1919. Les publications dans La Gazette du bon ton (reproduction d’un lampas jaune, noir et ocre l’année 1920), Art et décoration (reproduction d’un lampas trois couleurs en juillet-décembre 1920), et le rapport général de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, qui s’est tenue à Paris en 1925, suffisent à démontrer le succès de ce motif à travers les « années folles ». En 1924, la maison réédite La Jungle sur un lampas destiné à l’ameublement. Il est utilisé par les nouveaux décorateurs des années vingt, comme ceux de la maison Dominique. Le tissu s’adapte parfaitement à l’esprit des intérieurs modernes, comme parure de lit, tenture, ou couverture de fauteuil. Il est apprécié pour ses coloris chatoyant et ses lignes flexueuses autant que pour ses motifs exubérant qui adoucissent les lignes droites et les angles aigus des meubles Art déco. L’œuvre de Dufy reflète le goût de l’exotisme et l’envie d’évasion de l’époque. Henri Clouzot en parle lui-même dans un article publié dans La soierie de Lyon en 1923 : « Il y avait au Salon d’automne des fauteuils de fumoir recouverts de la Jungle, où l’on aurait aimé s’asseoir en rêvant d’un voyage au grandes Indes. » La Jungle a aussi été édité en tissu pour la haute nouveauté. En 1926, la maison produit un façonné avec des fils d’or, sur lequel les éléphants dorés se confondent sur le fond satin jaune. Le camouflage est donc ici produit par le choix des couleurs au moment du tissage, et parait plus adapté à la conception d’une robe ou d’un manteau. Le succès de Dufy est manifeste, les seuls tissus de Bianchini-Férier reproduits alors dans la presse spécialisée sont souvent les siens. En 1925, Léon Moussinac, dans un ouvrage consacré aux étoffes d’ameublement tissées et brochées, ne mentionne que Dufy parmi les dessinateurs-textile les plus novateurs de l’époque. En l’engageant, Bianchini reconnaissait chez l’artiste un style graphique et coloré qui convenait à la conception de motifs pour le tissu ; et c’est d’ailleurs ce qui avait conquis Poiret. La fabrique lyonnaise restait encore très en prise avec la tradition des siècles précédents. Henri Clouzot, conservateur du musée Galliera, déclare dans un article consacré aux tissus modernes de Raoul Dufy : « C’est le plus bel effort de nouveauté que nous ayons encore rencontré dans le dessin des tissus, où le modernisme s’est surtout manifesté jusqu’ici par le coloris. » L’engagement d’un artiste indépendant déjà renommé passe donc, selon l’expression de Pierre Vernus, historien de la maison Bianchini-Férier, pour un « coup de maître ». Le génie de l’artiste est d’avoir su adapter son vocabulaire nouveau à la grammaire des styles anciens. Présenté au Salon de la soierie à la Foire de Lyon du 5 au 17 mars 1923, cette pièce a été donnée par la maison Bianchini-Férier au musée historique des Tissus après commission du 3 mai 1923. Une lettre datée du 20 mars 1923, adressée par le Président du Syndicat des Fabricants de soieries de Lyon au Président de la Chambre de Commerce de la ville, stipule que la demande du musée à recevoir en don des spécimens exposés au Salon de la Soierie a été reçue par le bureau syndical, et précise que les maisons intéressées « ne refuseront pas d’en faire don au musée ». Le directeur du musée historique, Henri d’Hennezel, a été invité à faire un choix parmi les soieries exposées, et la collection des tissus d’après Raoul Dufy s’est alors enrichie de dix pièces, dont Les Eléphants (inv. MT 30372). Le tissu était exposé à côté d’une autre création de Dufy, Les Fruits (inv. MT 30194) également conservé au musée. Ils faisaient tous deux partie d’un ensemble de riches tissus en pièces « où se trouvaient rassemblées les plus belles reproductions des styles anciens et les productions les plus séduisantes des artisans modernes », d’après La soierie de Lyon. Premier ensemble de tissus d’après Raoul Dufy faits par Bianchini-Férier à entrer dans les collections, et le plus important, il comportait d’autres pièces dont les motifs étaient tirés du Bestiaire, comme La chèvre du Tibet (inv. MT 30186), et le Cortège d’Orphée (inv. MT 30187), ainsi que des compositions très connues de l’artiste : Les Arums (inv. MT 30196) et Longchamp (inv. MT 30192). Clémentine Marcelli (fr)
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