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  • Philippe de Lasalle (1723-1804) fut tout à la fois dessinateur de fabrique, marchand fabricant d'étoffes, entrepreneur, mais aussi mécanicien et inventeur. Dès la fin des années 1760, il travaillait au perfectionnement du métier à tisser. Ayant conçu un premier système, dont l'idée lui avait été donnée par le mécanisme de Barbier, il se rendit à Paris pour le présenter à Jean-Charles-Philibert Trudaine de Montigny (1733-1777) et Anne-Robert-Jacques Turgot (1727-1781) qui applaudirent à son invention ; « mais, sur un mot échappé à M. Turgot pour sa plus grande perfection, le sieur La Salle conçut aussitôt l'idée d'un nouveau métier absolument différent » dont les premiers éléments étaient opérationnels en 1769-1770. Claude Millet, ouvrier tourneur qui avait travaillé à l'exécution du premier métier, vola l'invention et voulut s'en attribuer la paternité par une plainte déposée auprès du Bureau du Commerce de Paris, en 1769, accompagnée d'un Mémoire pour Claude Millet maître tourneur et machiniste de la ville de Lyon, pour justifier qu'il est l'inventeur du métier pour la fabrique en soie contre le Sieur Lassalle. Mais le prévôt des marchands et les maîtres-gardes le démasquèrent.  Philippe de Lasalle perfectionna encore son invention avant d'inviter, en 1772, les maîtres-gardes de Lyon à se rendre à son domicile, rue Royale, au premier étage, où il avait installé un métier amélioré par ses soins, « sur lequel se fabricoit une étoffe fond carrelé bleu, brochée soye, a plusieurs lats, dont le dessein contenoit soixante dizaines » (Archives nationales de France, F121444A, Procès-verbal dressé par les maîtres-gardes, 9 novembre 1772). Il offrit, à cette occasion, au Bureau de la Fabrique « un tableau en étoffe de soye riche, de la hauteur de plus de trois pieds sur deux et demi de large ; on voit sur cette étoffe une guirlande de fleurs exécuté supérieurement et avec l'art le plus recherché ; cette guirlande contourne un médaillon au milieu duquel se trouve placé le portrait de notre roy Louis XV ; la ressemblance est des plus exactes, ce qui a paru jusqu'à présent de la plus grande difficulté sur le métier de la fabrique ; les plus éclairés s'y trompent et croyent voir ou l'effet du pinceau, ou celui du bas relief » (Archives nationales de France, F1214444A). La seule version conservée du Portrait de Louis XV, qui avait été créé en 1771, est aujourd'hui au musée des Tissus (inv. MT 45306).   L'« étoffe fond carrelé bleu, broché soye, à plusieurs lats », que les maîtres-gardes de Lyon virent sur le métier préparé par Philippe de Lasalle doit être identifiée comme la fameuse tenture intitulée Les Perdrix. Elle est peut-être l'une des premières étoffes — sinon la première — à avoir été exécutée sur le métier à semple mobile inventé par Philippe de Lasalle. Dans le nouveau système, le semple accroché au métier s'enlève et peut être remplacé promptement, au fur et à mesure que le dessin progresse. Les parties du dessin, contenues dans le semple chargé de lacs, peuvent donc être programmées à l'avance et conservées, faisant gagner un temps considérable à l'ouvrier et permettant l'exécution de grands rapports répartis sur deux ou trois semples. Les maîtres-gardes de Lyon précisent dans leur procès verbal que l'« étoffe fond carrelé bleu, brochée soye, a plusieurs lats » présentait un dessin contenant « soixante dizaines », soit six cents coups de carte, ce qui correspond à chacun des semples utilisés pour la mise en œuvre du décor sur la tenture Les Perdrix : il s'agit d'un cannetillé, broché à plusieurs lats, à liage repris en taffetas, tissé au moyen de deux chaînes (pièce et poil) en organsin de soie bleu, sur un métier à la tire, équipé de deux corps de lisse, deux corps pour la chaîne pièce (fond et liage repris en taffetas) et un corps pour la chaîne poil, ainsi que d'un rame à semple mobile pour le décor. Le rapport de dessin mesure cent six centimètres de hauteur, dimension inhabituelle à cette date, sur un peu plus de cinquante-trois centimètres, soit un chemin, et le décor met en œuvre quatorze couleurs — blanc, deux tons de vert-jaune, jaune clair, deux tons de gris, vert moutarde, beige rosé, noir, marron, ocre, vert foncé, vert clair, crème —. Le décor a très certainement été exécuté au moyen de deux semples amovibles, divisant le rapport de dessin en deux parties correspondant chacune à un peu plus de cinquante centimètres d'étoffe. La première partie est celle où le motif est le plus complexe et correspond au groupe de perdrix, avec les épis et la queue des branches fleuries qui forment la couronne du registre inférieur ; la seconde correspond à la couronne elle-même. La tenture Les Perdrix présente beaucoup d'analogies avec un autre chef-d'œuvre de Philippe de Lasalle, lui aussi conservé au musée des Tissus, connu sous l'appellation Tenture de Tchesmé (inv. MT 2886). L'une et l'autre témoignent du renouvellement des dessins permis par le métier à semple mobile de l'inventeur, puisqu'elles sont les deux premiers exemples d'un meuble façonné où des guirlandes végétales — des épis sur Les Perdrix — ou des draperies — d'hermine doublée d'étoffe rose sur la Tenture de Tchesmé — dessinent un majestueux réseau losangé, enfermant le motif principal destiné à être répété en quinconce sur les parois, une fois les laizes raboutées par le tapissier. Chaque laize contient ainsi ce motif, en son centre, et la moitié des côtés du losange, ainsi que les angles tangents des losanges supérieur et inférieur, marqués par des compositions végétales, couronnes ou rameaux fleuris. La formule sera utilisée par l'artiste pour les plus prestigieux des meubles qu'il réalise entre 1771 et 1785, comme la Tenture au Panier fleuri (inv. MT 1279), la Tenture au Paon et au Faisan (inv. MT 2870 et MT 1278) ou la Tenture aux Colombes (inv. MT 29688), par exemple. Par ailleurs, Les Perdrix comme la Tenture de Tchesmé présentent une singularité qui, jusqu'à présent, n'avait jamais été soulignée. Pour abaisser encore les coûts de production, déjà amoindris par la rapidité du changement de semple, Philippe de Lasalle a imaginé d'exécuter ici des étoffes mélangées. Les chaînes nécessaires à l'exécution de l'étoffe sont en organsin de soie bleu, mais les trames de fond, peu visibles, sont en schappe bleue, lattée de coton également bleu, et les trames brochées sont en soie nuancée ou en schappe pour les couleurs les plus mates, noir, marron, ocre et vert foncé ou clair. Sur Les Perdrix, un ondé de soie crème permet aussi, dans les fleurs, d'obtenir des effets de matière supplémentaires. La partie du décor la plus élaborée, qui contient le motif principal destiné à être disposé en quinconce, à savoir le groupe de perdrix, comporte principalement des trames de décor en soie, alors que les couronnes de fleurs comportent une quantité de schappe importante. Il est très inhabituel de trouver du coton et de la schappe en association avec de la soie sur un grand meuble façonné destiné à une commande prestigieuse. Les Perdrix ont été tissées pour deux destinations au moins. Philippe de Lasalle, au moment où il améliore le métier à tisser, travaille pour Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, qui a entrepris la rénovation et l'agrandissement du Palais Bourbon. Des marchés ont été passés avec le prince le 19 avril 1769 et le 25 novembre 1771. Toutes les étoffes du Palais Bourbon furent livrées par Philippe de Lasalle, à l'exception de deux mille deux cent quatre-vingts aunes achetées en Chine par l'intermédiaire de la Compagnie des Indes, de quarante-et-une aunes de taffetas chiné fourni par Cassin et d'un meuble de velours cramoisi fond or à fleurs acheté au marchand parisien Rouveau en 1765. Le cannetilllé bleu à perdrix, commandé en 1771, a été utilisé pour le salon d'attente de Bathilde d'Orléans, duchesse de Bourbon, la fille du prince et l'épouse de Louis-Henri de Bourbon-Condé. La même tenture a également et livrée à l'impératrice de toutes les Russies, Catherine II. Au début des années 1780, elle orne le Boudoir au premier étage du Grand Palais de Peterhof, à Saint-Pétersbourg. On sait que les commandes russes de Philippe de Lasalle ont suivi l'envoi, notamment, du Portrait de Catherine II, tissé en 1771, dont le musée des Tissus conserve un exemplaire (inv. MT 2869). L'avantage du procédé inventé par Philippe de Lasalle résidait aussi dans la facilité qu'il y avait à remettre sur le métier le même motif, qui pouvait ainsi être proposé à plusieurs commanditaires différents.  L'immense crise rencontrée par la Fabrique en 1771 et l'extraordinaire inventivité de Philippe de Lasalle expliquent cette anomalie qui consiste à associer dans des meubles façonnés destinés à des princes ou des souverains de la soie, de la schappe et du coton. Au début de l'année 1778, Philippe de Lasalle fait rappeler l'état de ses travaux au Directeur général des Finances (Archives nationales de France, F121444A, 6 janvier 1778). Parmi les services qu'il a rendus à la Fabrique lyonnaise, il rappelle qu'« il a fait considérablement travailler les ouvriers de Lyon en étoffes pour meubles pour la Russie, ou il entrait très peu de soye, beaucoup de main d'œuvre et dont les fleurs s'exécutoient avec le rebus des cocons qu'il faisoit filer. » Il obtient peu de temps après une gratification de six mille livres, dont Jacques Necker l'informe dans une lettre datée du 13 juin, où il précise : « Je scais aussi que vous avés créé dans la partie des meubles une branche de Commerce qui dans des tems de cessation de travail a occupé un grand nombre d'ouvriers et que vous avés été autorisé à cette occasion par le Conseil a sortir des règles prescrites par les Reglemens de la Fabrique en vous assujettissant a une marque distinctive ; les remerciemens que vous ont faits en 1772 les syndics et Mrs Gardes de la fabrique de Lyon à l'occasion du portrait de Louis XV exécuté en étoffes dont vous avés faits présent à cette Comté prouvent jusqu'à quel point vous avés porté l'art du dessein et de la fabrication. » Necker s'est préalablement fait remettre un rapport (Archives nationales de France, F121444A) sur Philippe de Lasalle, dans lequel on apprend que le fabricant fut autorisé à « s'écarter des méthodes usitées de fabriquer les étoffes, en mettant une marque distinctive, pour laisser à son génie l'essort dont il avait besoin, et l'on a vu sortir de son pinceau des chefs-d'œuvre dans le genre d'étoffes pour meubles, en matière de laine, fil et bourre de soye qu'il faisait préparer à sa manière, ce qui a prodigieusement occupé de bras dans des temps mesme de cessation d'ouvrages et ses étoffes ont orné les Palais des Rois et ceux de l'impératrice de Russie qui a considérablement fait travailler la ville de Lyon dans cette nouvelle branche d'industrie. » Probablement commencée en 1771, après la réception du Portrait de Catherine II à Saint-Pétersbourg, la Tenture de Tchesmé a été livrée en Russie, par l'intermédiaire du marchand Johann Weynacht, en 1773. Elle est décrite, avec son décor de mer, d'arbres, de blason, d'orbe et de bateau, dans les comptes des commandes impériales de l'année 1773 : « По алой земле с вытканнаю землей и морем з древами с российским гербом з державою и с кораблями 163 1/2 аршина по 10 рублев 50 коп. аршин - 1716 руб. 75 коп. » (РГНА, Ф 468, оп. I. Д. 3888, 1773 г., л. 156/RGIA, F. 468, liste 1, n° 3888, 1773, p. 156). La tenture coûte dix roubles cinquante kopecks par archine. La commande comptait cent soixante trois archines et demi de tenture, soit environ cent seize mètres, pour un montant global de mille sept cent seize roubles et soixante-quinze kopecks. La tenture fut enregistrée au Bureau du Kammer-Zahlmeister le 4 juillet 1773. Malheureusement, on identifie pas dans les archives russes la mention de la tenture Les Perdrix, qui dut être acheminée en même temps que la Tenture de Tchesmé par Johann Weynacht. Notons cependant que le prix fixé pour la Tenture de Tchesmé est peu cher. Cela s'explique par la rapidité d'exécution permise par le nouveau métier, mais aussi par la grande quantité de schappe et de coton qu'elle contient. Par comparaison, le même Johann Weynacht livra, en 1778, trois cent soixante-et-un archines trois-quarts — presque deux cent cinquante mètres — de la fameuse Tenture au Paon et au Faisan, pour vingt-cinq roubles l'archine, soit plus du double exigé pour la Tenture de Tchesmé. Le prix de cette dernière est presque le même, en revanche, que celui d'une autre création de Philippe de Lasalle livrée en 1778, un satin broché avec la représentation d'un agneau et de piliers jaunes ornés de roses dont le musée des Tissus conserve une laize (inv. MT 37091), payé onze roubles l'archine pour cinq cent trois archines et demi — environ trois cent cinquante-sept mètres — et dont le tissage est évidemment beaucoup moins raffiné et complexe que celui de la Tenture de Tchesmé ou des Perdrix.   Le musée des Tissus conserve plusieurs exemplaires de la tenture Les Perdrix (inv. MT 22035, MT 29914 et MT 32812) qui témoignent du succès du motif, sans doute tissé à plusieurs reprises et exécuté en différentes couleurs pour le cannetilllé du fond. Le Victoria & Albert Museum de Londres, par exemple, conserve une laize des Perdrix à fond cannetillé rouge (inv. T.187-1931). Les variantes, avec fond de couleur différente, sont généralement exécutées tout en soie. Elles correspondent sans doute à des tissages postérieurs, que Philippe de Lasalle a exécuté suite au succès rencontré par les tentures originales, en soie, coton et schappe.  Les maîtres-gardes chargés d'examiner le métier de Philippe de Lasalle en 1772 avaient conclu « que la nouvelle méchanique du dit sieur Lassalle (...) procurera beaucoup d'épargne et de facilité pour le maître-ouvrier (...) » et qu'elle « procure une économie de temps et de dépense. » Dans ces années où les commandes sont rares, la possibilité d'abaisser le coût de production sans diminuer la qualité d'exécution est évidemment bienvenue. Maximilien Durand (fr)
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